Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1
pas tenir debout. Idem pour nous. Nous
devions voir comment les choses prenaient
forme, au fur et à mesure des étapes
de création. Parfois, ça ne marchait pas, ça
pouvait prendre du temps.”
Cette ébullition collective renvoie
inexorablement à Kanye West, le grand
“pote” de Justin Vernon depuis leur
première collaboration sur l’immense
My Beautiful Dark Twisted Fantasy (2010).
Réputé pour s’entourer d’innombrables
invités afin de donner vie à ses idées folles,
le rappeur de Chicago évolue dans un
chaos créatif incessant, une démarche
salutaire que Bon Iver n’a pas manqué
d’assimiler. En juin 2018, Vernon figurait
d’ailleurs à nouveau au casting des
derniers albums de West, Ye et Kids See
Ghosts. “Kanye a eu une très grande
influence sur moi, c’est indéniable. La façon
qu’il a de gérer ce chaos, d’en tirer différentes
énergies pour façonner sa musique... Il m’a
définitivement influencé. Mais il est peut-être
un peu trop entouré. Lorsqu’on était ensemble
dans le Wyoming, je lui ai dit : ‘Mec, tu ne
penses pas qu’il y a un peu trop de monde
ici ?’, explique le natif d’Eau Claire, amusé
par le souvenir de la listening party de Ye,
organisée la veille de sa sortie. Avec I, I,
j’ai été capable de me mettre en retrait. Ça
m’a permis de laisser les choses se dérouler
naturellement, de retrouver une certaine
excitation pendant la conception du disque.
Tout ce que le groupe réussissait à faire sur les
morceaux m’a totalement bluffé. Je me suis
donc concentré davantage sur mon chant, sur
l’écriture des paroles. C’était ce que j’attendais.”
Les premières sessions de l’album ont
pris place à April Base, le fameux
studio-camp-de-base de Bon Iver implanté
à Fall Creek, à seulement une vingtaine
de kilomètres au sud d’Eau Claire, jusqu’à
ce que la bande décide de le rénover.
L’équipe s’est alors repliée pendant
six semaines à Sonic Ranch, l’un des plus
grands complexes d’enregistrement au
monde, situé à El Paso, au Texas.
“Bosser dans un environnement totalement
inconnu nous a offert de nouvelles
perspectives. Nous avions un regard neuf sur
notre travail”, assure Chris Messina.
“Il y avait une liberté incroyable”, ajoute
Sean. “Sur les six studios de la propriété,
nous en avons utilisé cinq. Et entre les studios,

par l’hivernal For Emma, Forever Ago,
I, I est placé sous le signe de l’automne.
A l’image de cette saison crépusculaire,
ce quatrième album s’appuie sur ce que
chacun de ses prédécesseurs a su révéler
jusque-là. Il convoque le folk aux émotions
brutes du premier long format, la
luxuriance du second Bon Iver, Bon Iver
(2011) et la mélancolie futuriste doublée
du dépassement de soi de 22, a Million.
“Ouais, c’est notre best of finalement !”,
concède avec humour Sean Carey.
A ces attributs qui n’ont cessé de
l’imposer comme l’une des figures
majeures de la pop contemporaine, Justin
Vernon ajoute une dose de recul. Non,
l’album de la maturité n’est pas un cliché.
“I, I est un disque adulte, admet le gaillard.
Je reconnais avoir grandi. Je me sens plus
mature et me concentre de moins en moins sur
les choses qui n’ont pas d’importance.
L’automne est la période de l’année qui reflète
au mieux cette sensation. Les arbres
commencent à mourir, leurs feuilles brillent...
Il y a une luminosité caractéristique à
l’automne que l’on retrouve sur ces nouveaux
morceaux.” “Ça ne veut pas dire que nous
avons samplé les arbres et le bruissement de
leurs feuilles colorées”, ironise Chris
Messina, provoquant l’hilarité générale.


La légende de Bon Iver tient en
grande partie au contexte
d’enregistrement de son premier
succès For Emma, Forever Ago (2007).
Tout juste remis d’une mononucléose et
d’une infection au foie, le cœur brisé
tant par sa rupture amoureuse que par
la séparation de son ancien groupe,
Justin Vernon s’était retranché au fin fond
du Wisconsin, dans la cabane de chasse
de son père, avec une guitare pour seule


compagnie. Mais ce qui était censé être
le début d’un projet personnel, conçu
dans l’isolement le plus total, a fini par
devenir au fil des ans une entité mouvante,
un groupe en évolution perpétuelle,
accueillant de nouveaux membres, de
nouveaux visages et repoussant toujours
plus loin les limites du son (tangible
avec Bon Iver, Bon Iver, évident sur 22,
a Million).
I, I est donc l’œuvre d’un collectif,
“d’une famille” pour reprendre l’expression
employée par ses trois représentants, et
surtout le fruit d’un processus particulier.
“On a mis entre six semaines et six ans
pour faire cet album”, souligne Sean,
ne plaisantant qu’à moitié. Des dizaines
de musiciens, ingénieurs du son
et collaborateurs se sont succédé pour
assister le noyau dur de Bon Iver
– récemment rejoint par Jenn Wasner,
débauchée de chez Wye Oak – dans le
modelage de l’ensemble. Les treize titres
résultent de collages d’échantillons
sonores, accumulés ces dernières années
ou spécialement composés pour
l’occasion, le tout structuré par la voix
incommensurable de Vernon.
On croise ainsi les synthés de James
Blake sur iMi, les chants de Moses
Sumney et du Brooklyn Youth Choir,
accompagnés par le pianiste Bruce
Hornsby le temps de U (Man Like), ou
encore quelques séquences glissées çà
et là, confiées à Francis Starlite comme
au jeune producteur Wheezy. “Je vois
ça comme une sculpture, façonnée à plusieurs,
petit à petit, confie Justin. Ça pourrait
ressembler à l’art d’Andy Goldsworthy.
Il utilise la terre, les pierres et les végétaux
pour concevoir ses œuvres en plein air.
Ça peut être long, fastidieux, et même ne

“Je pense que nos chansons sont
comme des prières, des prières
d’espoir, des célébrations de la vie,
de l’amour. Le monde dans lequel
nous vivons en a besoin”
JUSTIN VERNON

Les Inrockuptibles 28.08.2019 40


Rencontre Bon Iver
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