Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1

tu devais marcher environ dix minutes
à travers les arbres, au milieu de nulle part...
Chacun pouvait travailler dans son coin,
poursuit Chris. Plusieurs ingénieurs du son
ont fait le déplacement avec nous et Brad
Cook, notre ingénieur principal, a été
un super moteur. Il a réussi à faire converger
les idées de chacun et à concrétiser une vision
globale. C’était vraiment le capitaine
du navire pendant ces quelques semaines.”
Sur place, les micros des studios
enregistrent en permanence pour ne rater
aucune improvisation qui s’avérerait
concluante. “Tu passes ton temps à faire
l’idiot jusqu’à ce que tu finisses par trouver
quelque chose”, témoigne Justin. “On a
même pu capter l’un d’entre nous en train de
jeter des pistaches sur un synthé, affirme
l’ingénieur du son. Et ça sonnait hyper-
bien !” Ce travail collectif a joué un rôle
déterminant, tant sur le contenu du
nouveau disque que sur son imagerie.
Quand certains morceaux renvoient aux
prénoms d’une poignée de collaborateurs
(Naeem, Marion), d’autres sont titrés
à partir des pronoms “moi”, “toi”, “nous”
stylisés (Yi, We, U (Man Like)).


Le processus créatif de Bon Iver
offre alors des pistes d’interprétation.
Derrière la symbolique de son titre
cryptique, I , I interroge sur la place du
“soi”. Il questionne l’interdépendance
des individus, représentée ici par
une simple virgule, comme l’importance
d’être connectés.

Les premiers mots de Justin Vernon
sur cet album – “living in a lonesome way
/had me looking other ways” – sont
à ce propos lourds de sens. L’ex-folkeux
solitaire devenu pop star planétaire y
exprime son besoin de bouleverser ses
habitudes et de se tourner vers les autres
pour perpétuer son œuvre. Une prise
de conscience à vocation universelle.
“Plus je vieillis et plus je me rends compte
que nous sommes un tout. Nous tous, en tant
qu’individus, formons un seul et même
organisme. C’est impossible d’être uniquement
livré à soi-même, à moins d’être élevé par
des loups, et encore... Les loups seront
toujours là, reconnaît-il, songeur. N’importe
quelle personne autour de toi peut aussi
bien te construire que te détruire. Dans ce

sens, nous sommes tous responsables les uns
des autres. Et lorsqu’un individu n’a pas reçu
l’attention ou l’amour qu’il mérite, il finit
par manquer d’empathie pour ce monde.
Il engendre de la haine envers les autres, de
la souffrance.”
Au milieu des dissonances électroniques
(Holyfields, Jelmore), des cuivres en
puissance (iMi, Sh’Diah) et des harmonies
vocales chargées en émotions fortes (Faith
ou le somptueux Naeem, à faire verser une
larme aux derniers récalcitrants), la voix
de Justin Vernon retrouve son humanité,
autrefois camouflée sur 22, a Million.
Davantage mise en avant, elle délaisse
le Vocoder et autres effets synthétiques
pour faciliter sa compréhension. Si les
paroles de Bon Iver conservent néanmoins
leur marque de fabrique impressionniste,
elles n’ont jamais paru aussi directes et
connectées au monde qui les entoure.
Le kid du Wisconsin évoque le passé
à de maintes reprises. Il se réfère
à l’enfance et convie la figure maternelle,
la mère biologique comme l’allégorie de
la Terre. Il appréhende le futur, multiplie
les références imagées aux maux de notre
société – des inégalités grandissantes au
réchauffement climatique – qui mettent en
péril son avenir. “Je me suis beaucoup
interrogé sur ce que je voulais transmettre
avec ces paroles. Puis je me suis dit : ‘Hey, on
est en 2019! Il est temps de ne plus se cacher,
d’assumer sa vulnérabilité’, justifie-t-il.
Quand tu réfléchis au sort de notre planète,
il y a de quoi devenir fou. Nous en sommes
conscients. La métaphore du titre I, I renferme
l’idée que nous avons finalement tous besoin
d’aide et que nous devons nous soutenir.
Notre responsabilité en tant qu’artistes est
donc d’observer les choses et de dire ce que
nous voyons. Même si nous ne sommes pas
portés sur la religion, je pense que nos
chansons sont comme des prières, des prières
d’espoir, des célébrations de la vie, de l’amour.
Le monde dans lequel nous vivons en a
besoin.” Avec I , I, Justin Vernon et sa bande
entrent en communion. Ils livrent un
dernier chef-d’œuvre aux années 2010
pour clore la décennie de la plus belle des
manières. Un nouveau cycle peut
commencer.

I, I (Jagjaguwar/PIAS)

41 28.08.2019 Les Inrockuptibles
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