Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1
années comme interprète bénévole pour les tribunaux américains
de l’immigration. Pendant plusieurs mois, elle a traduit les
questions posées aux migrants mineurs refugiés aux Etats-Unis.
Ces enfants sans parents, sans papiers, qui risquent leur vie
par dizaines de milliers chaque année pour fuir la violence
et la pauvreté des pays d’Amérique centrale. Ceux qu’on appelle
désormais les “Dreamers”.
De son expérience, elle a tiré Raconte-moi la fin (Editions
de l’Olivier, 2018), un essai bouleversant et rageur pour dire
les drames et humaniser les destins brisés que cachent
les statistiques. Luiselli y raconte les passeurs et les numéros de
téléphone cousus dans le col des chandails, les rackets et les viols,
les milliers de kilomètres agrippés à “La Bestia”, ce train
de la mort qui remonte le Mexique jusqu’à la frontière. Puis,
à l’arrivée, les camps de rétention, les interrogatoires et les
retours forcés. Valeria Luiselli se souvient que l’urgence d’écrire 
Raconte-moi la fin est venue interrompre le travail entamé
sur Archives des enfants perdus, son troisième roman.
L’indignation et la colère contaminaient son travail romanesque :
“J’ai suspendu la rédaction du roman car je commençais à l’utiliser
comme un instrument politique, comme un espace où consigner mes
prises de position. J’y mettais ce que je voyais au tribunal, ce que
j’y entendais. Et j’ai compris que j’étais en train de créer un roman
qui ne marcherait pas, j’ai compris que j’avais besoin d’aborder
la question plus directement et de témoigner plus clairement de ce que
je vivais dans ces tribunaux. Une fois que j’ai fait cela dans l’essai,
j’ai pu revenir au roman et y penser de manière très différente, plus
libre, sans avoir le sentiment de l’instrumentaliser. Je crois que
les romans peuvent être des instruments politiques très puissants, mais
ils ne peuvent pas être écrits à partir de cette idée-là, sinon ils
deviennent mauvais, pédagogiques et ennuyeux.”

Archives de enfants perdus n’a rien d’ennuyeux ni de
pédagogique, encore moins de mauvais. Etourdissant
d’ambition et d’audace formelle, déjà dans la liste du prestigieux
Booker Prize, le roman entrelace fiction, documents, Polaroid
et rapports policiers pour mettre en miroir déchirements intimes
et drames historiques de l’Amérique. Tout démarre à l’occasion
d’un road trip familial à travers le pays. D’est en ouest, puis vers
la frontière mexicaine, une petite tribu – la mère, le père et
les deux enfants nés d’unions précédentes – s’élance à bord d’un
break Volvo sur les traces des derniers Amérindiens soumis par
les colons blancs, remontant au passage les routes empruntées
par les enfants sud-américains qui émigrent aux Etats-Unis.
Dès lors, l’habitacle de la voiture où le couple d’adultes est au
bord de la séparation et où la radio feuilletonne la crise migratoire
devient la chambre d’échos des tragédies, humiliations et violences
d’aujourd’hui qui résonnent avec celles d’hier.
“L’un des moteurs du roman était précisément d’interroger la
manière dont le récit façonne l’identité d’une famille, puis, à un niveau
plus global, d’une communauté entière. Comment nous construisons
ensemble les mythes fondateurs qui nous donnent un sentiment
d’appartenance et d’enracinement. Et je m’intéressais particulièrement
au récit intergénérationnel, aux mécanismes par lesquels les parents

FIN JUIN, EN PLEINE CANICULE À PARIS. QUAND ELLE
NOUS OUVRE LA PORTE DU PETIT APPARTEMENT
D’ÉCRIVAIN qu’on lui prête pour son séjour parisien – juste
au-dessus de la librairie Shakespeare and Company –,
Valeria Luiselli semble plutôt furieuse. Tirant nerveusement
sur sa cigarette électronique tout en branchant un gros
ventilateur, elle s’excuse de ne pas pouvoir ouvrir les fenêtres
à cause du bruit de la rue. Mais c’est un détail.
La jeune auteure est surtout très énervée par un article qu’elle
lisait en nous attendant : “Il y a des écrivains qui feraient mieux
de se taire, lâche-t-elle indignée. Je pense aux vieux pères fondateurs
de la littérature contemporaine latino-américaine comme
Mario Vargas Llosa.” Un mois auparavant, Luiselli et une centaine
d’auteur.e.s hispanophones signaient une tribune pour dénoncer
le “machisme littéraire”, et plus précisément le manque de parité
lors de la troisième Bienal de Novela Mario Vargas Llosa
organisée fin mai au Mexique. Et la jeune femme ne mâche pas
ses mots au sujet du prix Nobel de littérature 2010 : “Tout
ce qu’il dit est atroce, et plus il vieillit, plus il dit des choses terribles.
Ses opinions sur le féminisme notamment sont très embarrassantes.
Mais c’est un autre sujet. Pardon pour cette digression.”
En fait, ce n’est pas tout à fait hors sujet : cette colère et cette
indignation dont Valeria Luiselli vient de nous donner un aperçu
font partie intégrante de son processus d’écriture. Ecrivaine
mexicaine résidant aux Etats-Unis, la jeune femme de 35 ans
s’est imposée en quatre livres seulement comme la cheffe de file
du renouveau des lettres sud-américaines, tout autant critique
virulente de la politique migratoire de l’Amérique de Trump que
portraitiste sensible des damnés du rêve américain.
Intellectuelle et militante, Luiselli a travaillé il y a quelques


“Je crois que les romans peuvent
être des instruments
politiques très puissants, mais
ils ne peuvent pas être
écrits à partir de cette idée-là,
sinon ils deviennent mauvais
et ennuyeux”

Les Inrockuptibles 28.08.2019 44


Story Valeria Luiselli
Free download pdf