Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1
inlassablement contre les politiques migratoires déshumanisantes
et pour que les Etats-Unis honorent enfin les lois internationales
en matière de demande d’asile.
Mais c’est sur le terrain que l’auteure est probablement la plus
présente. Après avoir été interprète dans les tribunaux, elle anime
désormais un atelier d’écriture créative dans un centre de
détention pour filles au nord de l’Etat de New York. Un projet
rendu difficile par les pressions juridiques qui pèsent sur
les fillettes demandeuses d’asile. Il est impératif que rien de ce
qu’elles écrivent lors des ateliers ne puisse être utilisé contre elles.
Pour détourner la surveillance constante dont elles font l’objet,
Luiselli a imaginé un fanzine que toutes les élèves signent
collectivement. Un projet où il n’est pas question d’immigration
mais de féminité et de féminisme : “Nous avons compris que
vouloir écrire sur l’immigration revenait à reproduire la violence
institutionnelle à laquelle elles étaient soumises en étant considérées
comme des migrantes plutôt que comme les détentrices d’une identité
beaucoup plus vaste et complexe.” Avec la poétesse Natalie Diaz,
Valeria Luiselli prépare maintenant une performance musicale
créée à partir des textes de ses élèves : “Penser aux moyens de faire
circuler les mots est aussi une manière de protéger ceux qui les
écrivent.”

Archives des enfants perdus (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais
(Etats-Unis) par Nicolas Richard, 480 p., 24 €

transmettent une histoire à leurs enfants, qui, eux, par le biais de
juxtapositions ou de confusions inédites, vont mettre au jour des
connexions inquiétantes qui étaient restées invisibles jusqu’à présent.
L’exemple le plus probant dans le roman, c’est cette juxtaposition
constante que les enfants font de l’histoire des Apaches et de leur
extermination avec la violence politique et institutionnelle actuelle
dirigée contre les populations réfugiées qui sont aussi principalement
des Amérindiens. Ainsi, à la lumière de cette confusion enfantine, on
voit apparaître le cycle constant de violence que les Etats-Unis ont
imposé aux corps bruns.”
Valeria Luiselli se souvient qu’elle s’est lancée dans l’écriture du
roman après avoir eu de longues conversations avec sa propre fille.
Agée de 9 ans et déjà sensible à l’injustice et à la violence réservée
aux enfants réfugiés dont elle découvrait les destins tragiques
aux infos, la fillette ne cessait de lui poser des questions. L’auteure
a donc dû trouver les mots pour expliquer le mur, les camps,
les séparations familiales, les photos et les enregistrements audio
déchirants. Ces choses terrifiantes auxquelles les enfants aussi
sont exposés : “Je pense qu’il est important de donner aux enfants des
instruments pour qu’ils ne se sentent pas totalement impuissants face
à cette situation. Et ça commence par la conversation, les explications, la
recherche de solutions ou même simplement en imaginant des solutions.”
Ainsi, l’enfance est au cœur du roman. Car si la première
partie est racontée du point de vue de la mère, la seconde donne
voix au petit garçon de 10 ans assis sur la banquette arrière.
C’est à travers ses émotions, son regard neuf et sa naïveté
curieuse que la narration fait défiler le territoire qu’il traverse, et
rejouer les guerres, les conquêtes et les traumatismes de l’histoire.
Pour déconstruire les récits façonnés et désaxer la perspective
des images. Prolongeant aussi le travail amorcé dans Raconte-moi
la fin, Luiselli entremêle à son épopée familiale le périple d’une
poignée d’enfants accrochés à “La Bestia”, raconté par fragments,
comme les chapitres d’un livre imaginaire lu à bord de la Volvo.
Dans son enfance, Valeria Luiselli a beaucoup voyagé. Ses
deux parents travaillaient dans des missions diplomatiques et des
organisations humanitaires. Née au Mexique, elle a grandi entre
le Costa Rica, la Corée du Sud, l’Inde et l’Afrique du Sud,
où son père inaugura en 1994 la première ambassade mexicaine
après l’élection de Nelson Mandela. Plus tard, lors de sa
formation universitaire, elle est retournée au Mexique, avant
de repartir pour la France, l’Espagne puis New York. Elle garde
de ces années d’itinérance un certain “art de la distance. Savoir
où bien se placer pour pouvoir observer les comportements humains
et comprendre le monde. Très utile quand on est écrivain.”


Désormais installée dans le Bronx, écrivaine reconnue,
Luiselli sait qu’elle est “un membre privilégié de la communauté
hispanique, celle qui est la plus exposée aux pratiques xénophobes
et à la discrimination aux Etats-Unis”. Un statut dont elle assume
la charge : “Je suis invitée à la radio, j’écris des livres et des tribunes
dans les journaux, j’ai cet espace de visibilité à ma disposition,
et ma seule certitude est qu’il est de ma responsabilité de faire résonner
les problèmes et les voix qui seraient ignorés sans cela.” Alors,
au gré de ses prises de parole, Valeria Luiselli prend position


Marguerite Bornhauser pour Les Inrockuptibles

A Paris,
en juin

45 28.08.2019 Les Inrockuptibles

Story Valeria Luiselli
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