Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1
51 28.08.2019 Les Inrockuptibles

IL EXISTE PEU D’EXPÉRIENCES
ENCORE AUSSI PRÉVISIBLES que celle
de boire du vin au restaurant. Le serveur
ou la serveuse remplit spontanément
le verre le plus proche d’un spécimen
masculin, tandis que l’accompagnante,
servie en deuxième, est invitée à opiner
du chef : oui, c’est bon. Au mieux,
elle aura été consultée sur le choix de
la couleur du liquide, voire éclairée
sur ses caractéristiques dites “féminines”
censées circonscrire son goût. On
exagère à peine. On l’a déjà vécu.
C’est contre ces pratiques culturelles
idiotes et discriminantes que s’élève
la journaliste et caviste belge Sandrine
Goeyvaerts dans son livre Vigneronnes,
quelques mois après un recensement des
cheffes signé Vérane Frédiani et Estérelle
Payany publié par le même éditeur.
Histoire de s’apercevoir que les femmes
ont “toujours été là” dans les vignes,
comme le formule l’auteure dans sa
percutante introduction, où elle développe
aussi ses idées sur la perception genrée de
la consommation : “Si l’homme en devient
jouisseur, la femme, elle, est la pécheresse.
On en revient à la même chanson : ce qui fait
la virilité de l’homme signe la déchéance
de la femme. C’est à ce point ancré dans les
esprits qu’encore maintenant une femme
ivre subira l’opprobre tandis qu’un homme
récoltera, au pire, des quolibets complices.”
Quid de celles et ceux qui fabriquent
le vin? Pour celle qui est aussi présidente
de l’association Women Do Wine (dont
le premier salon a eu lieu en juin à
La Bellevilloise, à Paris), le livre s’inscrit
dans une logique de mise en lumière des
femmes, représentant un tiers des chef.fe.s
d’exploitations – l’une des infos qu’on
apprend au fil des 170 pages – sans
pourtant occuper le devant de la scène
ni les postes clefs de l’industrie. “C’est
devenu une préoccupation dans tous les
aspects de mon travail, y compris le fait de
mettre en avant des expertes dans mes


interviews”, explique celle qui a franchi
les obstacles avec une certaine énergie.
Dans sa boutique, il arrivait encore il y a
peu que des clients lui demandent si le
patron était là, doutant de sa compétence.
“Je me sens proche du cheminement
que raconte la sommelière Pascaline Lepeltier
dans la préface : en tant que femme dans le
milieu du vin, j’ai d’abord essayé de mettre
en retrait mon genre, avant une prise de
conscience qui a fini par tout chambouler.”
En 2014, Goeyvaerts remporte un
trophée (“meilleur blog”) lors d’une
soirée annuelle de la prestigieuse
Revue du vin de France et se rend compte
qu’elle est l’une des rares nommées.
Pire, parmi les quinze personnes primées
ce soir-là, seulement deux femmes. Son
malaise la pousse à l’action. La punchline
de sa bio Twitter – “pif, gras, féminisme” –
plante le décor.

Cinq ans plus tard, la Liégeoise
a construit ce livre autour de 100
portraits croqués sur le vif de
vigneronnes françaises, certaines déjà
stars comme Michèle Aubéry du
merveilleux Domaine Gramenon en
Drôme provençale, d’autres moins
connues ou présentées d’habitude
derrière leur mari. Les noms s’enchaînent
et ils comptent : Eve Maurice, Noëlla
Morantin, Fiona Leroy, Isabelle Perraud,
Marlène Soria et ses 73 ans déclarant
“rien n’est impossible pour une femme dans
ce métier”, Céline Gormally, Muriel

Giudicelli, Julie Marfisi, Clémence
Debord, Latifa Saïkouk... et plusieurs
dizaines d’autres femmes qui détaillent
leurs parcours et leurs désirs.
“Comme l’exhaustivité est impossible,
j’ai choisi des profils et des âges très différents.
Je voulais montrer que les vigneronnes
peuvent avoir de multiples visages, vécus
et manières de négocier avec le monde.
Leurs revendications sont multiples. Chez
les plus âgées, les acquis sociaux sont mis
en avant, car de nombreuses vigneronnes ont
longtemps travaillé sans être déclarées.
Dans les plus jeunes générations, elles parlent
plus facilement de sexisme et de harcèlement
dans le travail, mais leur intégration semble
plus évidente.”
Les années à venir vont-elles enfin
nous débarrasser de ces clichés lourds
comme de la piquette et donner aux
vigneronnes compétentes la place qu’elles
méritent – toutes choses qui nous
aideront à boire plus détendu.e.s?
“Je suis persuadée que mettre en avant
ces femmes va contribuer à casser les
stéréotypes, démontrer que les vins ‘délicats’
faits par une vigneronne manucurée,
c’est une fausse image, souligne Sandrine
Goeyvaerts. Les vins faits par des femmes
ne se ressemblent évidemment pas entre eux.
J’espère aussi que des jeunes filles vont
être inspirées pour se lancer, car il est plus
facile de se construire avec un modèle.
La prise de conscience commence. Même
si c’est un milieu compliqué, je sens que le
vent tourne. En ce moment, je reçois
beaucoup de communiqués sur les foires
aux vins de la rentrée. Quasiment
toutes les grosses enseignes évoquent les
vigneronnes. C’est peut-être du feminism
washing comme il existe du green
washing, mais je m’en fous. Mon but,
c’est que l’on parle d’elles.”

Vigneronnes. 100 femmes qui font la
différence dans les vignes de France
(éditions Nouriturfu), 170 p., 18 €

Sortir de l’ombre les femmes vigneronnes, déjouer les clichés sexistes
associés au vin : un livre de SANDRINE GOEYVAERTS met les pieds dans les
cuves et ausculte un milieu en pleine transformation.

texte Olivier Joyard


“Je suis persuadée
que mettre en
avant ces femmes
va contribuer
à casser les
stéréotypes”

Où est le cool?
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