Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1

nom d’une affaire presque avant d’être
celui d’une fille. Une fille jetée en pâture
à la prostitution de luxe, aux stars
de l’équipe de France de football et au
slut shaming national, puis immédiatement
reconvertie dans les affaires (elle crée
sa marque de lingerie à 19 ans), et
désormais dans le cinéma.
Dans cette coming of age story
balnéaire qui lui offre son premier rôle
d’importance et où elle joue Sofia,
l’initiatrice d’une cousine plus jeune,
Zahia intéresse tellement Zlotowski
en tant que Zahia qu’elle n’est, en fait,
pas tout à fait un personnage. Il s’agit
d’une apparition fantasmatique et
éphémère (“elle est partie comme elle était
venue : presque sans prévenir”), sans
nom de famille, sans racines claires,
littéralement sans bagage (elle sort en ville
sans sac à main ni argent, presque nue),
qui visite la Côte d’Azur comme tombée
du ciel, et plus probablement apportée
par les flots. Aux côtés de sa cousine
(l’inconnue Mina Farid, qu’on croirait
évadée d’un Kechiche), dans les bras


des millionnaires à yachts, sur les plages
cannoises, Sofia n’est jamais que Zahia,
amie de personne et venue de nulle part :
un corps insaisissable, à la fois
complètement déformé, refait et impur,
et néanmoins tiré par là même vers
sa pureté dans la sublimation, vers une
espèce de féminin transfiguré.
Sofia est une expérience théorique
sur la forme la plus stéréotypale
du féminin, quelque chose qui vient de
Bardot (à laquelle, à Cannes, on a
copieusement comparé Zahia, qui tient
d’ailleurs plus de la statuaire et de la
mélancolie du Mépris que de la pétillance
de Et Dieu... créa la femme). Une
expérience que l’actrice pousse à un point
de rupture, à la fois dans l’impudeur (elle
offre sa poitrine aux regards prédateurs à
tout bout de champ) et dans l’effacement
(“oh, moi je ne sais pas faire la conversation”).
Elle est ainsi plus libre que toutes – ou
du moins le souhaiterait-elle –, n’habitant
aucun lieu, sinon celui de sa promenade
perpétuelle, son aspiration lapidaire
à “l’aventure”, jouant comme elle respire

de sa toute-puissance sur les hommes
qui la convoitent, mais condamnée aussi
à ne rien posséder, hormis ce qu’ils
veulent bien lui offrir, et toujours pour
un temps seulement.
Libre ou prisonnière : c’est toute
la dialectique sur laquelle repose le film.
Tandis que la cousine aînée s’adonne
à ses habitudes de coucheuse entretenue,
la cadette contemple dans un coin,
hésitant à embrasser cette vie de luxe
et d’apparences, prenant la mesure
des privilèges qu’elle offre en même temps
que de ce qu’il en coûte d’y entrer.
Et cette dialectique, le film ne la
résout pas. C’est toute sa réussite que
d’échapper aux dualités de son temps.
Il plaira, pour le dire schématiquement,
autant au public d’Abdellatif Kechiche
qu’à celui de Céline Sciamma
(qui a d’ailleurs elle-même récusé cette
opposition, et tant mieux) ; il épouse
un gaze insituable, il mène à son
point de fusion la chronique d’une
femme-objet, la rend à la fois
complètement chose, complètement
déesse et complètement sujet – en coupant
pourtant tout accès à son intériorité,
tant pour les autres personnages que pour
nous, spectateurs. C’est tout à la fois le
drame existentiel (elle sera toujours seule)
et l’armure immarcescible de cette fille
facile et cependant compliquée qui,
contre toutes les estocades masculines,
et feignant de leur céder l’entrée, demeure
impénétrable. Théo Ribeton

Une fille facile de Rebecca Zlotowski avec
Mina Farid, Zahia Dehar (Fr., 2019, 1 h 31)

Femme libre
ou prisonnière :
c’est toute la
dialectique sur
laquelle repose
le film

Julian Torres/Les Films Velvet

Sorties

61 28.08.2019 Les Inrockuptibles
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