Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1

Frankie


d’Ira Sachs


Ira Sachs scrute les déambulations d’un petit
clan de bourgeois en vacances. Un drame faussement
sage à la théâtralité incandescente
.

LA BOURGEOISIE EST UN THÈME QUI
OBSÈDE IRA SACHS, comme une
réalité pleine de masques qui pèse de
manière légère et entêtante dans ses films


  • au moins les plus notables du
    réalisateur, figure-clé du cinéma indé
    américain depuis la fin des années 2000.
    Son intérêt pour cet habitus social, au
    départ circonscrit à l’îlot cosy de
    Manhattan, était présent en 2012 dans
    Keep the Lights On, romance gay (et
    autobiographique) mettant en scène un
    couple de parfaits bobos arty new-yorkais
    qui s’autodévore par un sournois principe
    d’addiction. Lui ont succédé Love
    Is Strange (2014) puis Brooklyn Village
    (2016), radioscopies tendres et acides sur


les petites manies, les affects honteux et
guerres larvées entre plusieurs familles.
Avec Frankie, c’est encore les mille
et une tensions cette fois au sein d’une
communauté de touristes français
et américains que Sachs va scruter avec
sa loupe de cinéaste. L’action ne se situe
plus à NYC, mais dans le joli village
de Sintra au Portugal, où l’héroïne,
une célèbre actrice jouée par Isabelle
Huppert, convoque ses proches en
sachant qu’elle va bientôt mourir.
Cantonnée hors champ, cette annonce
ne nous parvient qu’à travers son onde de
choc, les conséquences intimes de cette
perte envisagée par ses proches – mari,
enfants, ex et amis.

Sachs se livre à une espèce
d’expérimentation qui consiste peut-être
à accoler le terme de bourgeoisie à la
mort, les convenances à la disparition,
l’ordre au désordre, la rigidité du cadre à
la nature, pour voir quel curieux bouillon
d’émotions en jaillit. Cela pourrait être le
sens de ces nombreuses déambulations
dans l’espace, ces ballets de corps bavards
et toujours bien orchestrés (on songe à
Rohmer, Woody Allen) pour mieux défier
le chaos. Ou amadouer l’éternité : derrière
ces trop pittoresques décors offrant un
écrin théâtral aux aveux des personnages,
il ne faut pas uniquement voir l’ironie
(celle visant une famille franco-
américaine en quête d’authenticité ancrée
dans la vieille Europe), mais la redoutable
et bouleversante vérité d’un corps malade
en train de s’éteindre au milieu des forêts
et des ruines ancestrales.
Via ce contraste saisissant entre ces
chairs périssables, évoluant dans une
nature aussi belle qu’indifférente,
le cinéaste nous convie à une exploration,
à l’image de son guide (l’acteur portugais
Carloto Cotta, révélé chez Raoul Ruiz
et Miguel Gomes), présence énigmatique
qui observe la tragédie en cours – et

SBS Distribution

Sorties


Les Inrockuptibles 28.08.2019 62
Free download pdf