Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1
IL EST DES IMAGES QUI LONGTEMPS
RESTERONT DANS LES MÉMOIRES
DES LECTEURS de Teodorescu. Une
centaine de cigognes mortes au bord d’un
petit lac de la banlieue de Bucarest, saisies
par une vague de froid. Les voyageurs
du bus qui passent à proximité et assistent
à leur agonie, impuissants. Ainsi, l’auteure
de La Malédiction du bandit moustachu
(Gaïa, 2014) chemine dans la mémoire
de sa narratrice, qui à Paris se souvient
soudain de son année 1989. En ce
temps-là, tout comme Teodorescu, elle
avait 10 ans et vivait en Roumanie. Dans
un texte dont l’ingénieuse construction se
révèle page à page, la romancière noue
une série d’événements en apparence
anodins et pourtant chargés de sens. Ils
convergent vers le mois de décembre, la
révolution et la chute de Ceausescu. 
Le texte s’organise autour de plusieurs
matériaux. Les souvenirs de la narratrice,
pleins de cocasserie. Des enregistrements
de la voix de la mère car, pour ne pas
craquer, elle se confiait à son
magnétophone. Sa logorrhée en forme
d’adresse à une amie passée à l’Ouest
trahit son désespoir et dévoile une histoire
douloureuse. Enfin, des rapports de
police qui retranscrivent les consultations
de la grand-mère dans l’hôpital

psychiatrique où elle a été internée.
En arrière-plan, un pays à devenir fou. 
La petite fille perçoit les tensions et
les difficultés des adultes, mais ne
comprend pas tout et le texte traduit aussi
l’étrangeté qui réside dans le fait de vivre,
sans tout à fait s’en rendre compte, un
moment historique.  
Teodorescu réussit à raconter sans
peser, à émouvoir sans y paraître,
notamment dans son portrait d’un poète
roumain qui vient de mourir. Cet ancien
dissident “s’étonnait que feu notre
République socialiste soit devenue en quelques
années le quartier général de ce libéralisme
sauvage. Il n’en revenait toujours pas, surtout
qu’il avait été là, lui, sur les barricades
avec le peuple, sur un char et en direct, qu’il
avait pensé, comme moi, que commençait
le règne des poètes, qu’il était venu armé,
qu’il s’était préparé et que sans trop savoir
comment, il avait perdu.” La narratrice était
amie avec lui et lui rendait visite à chacun
de ses retours en Roumanie. Il l’appelait
“ma Fugue” et elle l’appelait “ma
Terre”. Deux simples mots pour suggérer
la douleur de l’exil, et c’est magnifique.
Sylvie Tanette

Ni poète ni animal (Flammarion),
224 p., 18 €

Une année roumaine


Plongeant dans ses souvenirs d’enfance,
Irina Teodorescu met en scène trois générations de
femmes lors de la chute de Ceauşescu.

Guillaume
Lavenant
Protocole gouvernante
(Rivages), 190 p., 18,50 €
Un jeune auteur revisite
le thriller domestique.
Dans une banlieue résidentielle
aisée, qui pourrait être n’importe
où dans le monde, une jeune
gouvernante sonne un matin à la
porte d’un foyer bourgeois, qui
pourrait être n’importe lequel
dans le monde. Maison cossue,
pelouse taillée, parents bon genre.
Suivant les instructions d’un
étrange protocole aux desseins
mystérieux, l’employée est
envoyée – mais par qui ? – pour
se rendre indispensable – mais
pourquoi ? Rapidement, en plus
de ranger/laver/tenir la demeure,
la jeune femme met en œuvre
d’inquiétantes missions. Verser
tous les jours quelques gouttes
d’eau entre les lames du parquet.
Relire inlassablement la même
histoire d’enfant abandonné
en forêt à la petite Elena. Optimiser
les placements financiers de son
père. Resserrer l’étau... jusqu’au
grand jour.
Guillaume Lavenant signe l’un
des premiers romans les plus
singuliers de la rentrée. Alliant
un dispositif narratif virtuose
à une ambiance envoûtante,
il revisite le thriller domestique
en y appliquant les codes de la série
dystopique. Impossible en effet de
ne pas penser à La Servante écarlate
en avançant dans cette nasse
romanesque diablement
cinématographique qui semble
vouloir nous rappeler que notre
fragile confort bourgeois est le plus
abêtissant des pièges modernes.
Léonard Billot

Pascal Ito/Flammarion

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Les Inrockuptibles 28.08.2019 72
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