Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1
Si, au début des années 2000,
certains se plaignaient d’une
prégnance de l’autofiction, d’une
littérature “nombriliste”,
“narcissique”, comme le disaient
alors ses détracteurs, regrettant
que les romanciers ne travaillent
pas davantage sur “le monde”,
vingt ans après nous assistons au
triomphe de l’inverse : des romans
qui surfent sur l’actualité.
Opportunisme? Désir de faire
parler de soi? Certitude d’avoir
une bonne place dans les médias
grâce à son “sujet”? Prenez
l’Europe, par exemple, énorme
sujet, avouons-le, entre montée des
populismes et menace d’un Brexit
dur le 31 octobre. L’Europe
est présente dans pas moins
de quatre romans dont on parle
déjà cette rentrée.
Le meilleur d’entre eux est sans
conteste La Clé USB (Minuit) de
Jean-Philippe Toussaint (lire
pp. 70-71), car Toussaint se sert de

l’Europe pour continuer à faire
du Toussaint : déployer son goût
de l’absurde et des personnages
perdus dans une toile qui les
dépasse, interroger notre rapport
contemporain au temps,
confronter l’ancien monde
au monde moderne.
Alors que Laurent Binet, avec
Civilizations (Grasset), et Aurélien
Bellanger, avec Le Continent de
la douceur (Gallimard), s’égarent
dans des dystopies – ou bien est-ce
des uchronies ? – labyrinthiques
des plus incompréhensibles. Voire
carrément illisible dans le cas
de Laurent Binet, qui imagine les
Incas envahissant l’Europe, et
déroule une litanie de noms propres
et d’événements fictifs, des
Vikings à Cervantes en passant
par Christophe Colomb, qui
ressemble plus à un délire sous
champignons hallucinogènes
qu’à un livre qui serait adressé à...
des êtres humains.

Aurélien Bellanger pèche par
l’uchronie lui aussi. Si l’écrivain
s’est toujours inspiré de l’histoire
contemporaine de la France,
il signe ici son roman le plus
ésotérique en imaginant la petite
principauté européenne de Karst,
qui doit bien symboliser quelque
chose, sauf qu’on peine à
comprendre quoi. Il livre ainsi
des personnages pompés sur
la réalité moins intéressants
que la réalité, ou des personnages
houellebecquiens moins
intéressants que chez Houellebecq,
le tout desservi par une structure
binaire trop démonstrative. Et
pour démontrer quoi? Difficile
de le dire...
Jonathan Coe, de son côté, n’en
finit pas de réactiver ses anciens
personnages pour visiter tous
les maux contemporains de son
pays. On aime sa petite musique
mélancolique, rassurante pour
les fans de Coe (lire notre critique
dans le précédent numéro),
mais son Cœur de l’Angleterre (titre
“emprunté” à un autre auteur
Gallimard, Valéry Larbaud) arrive
en retard par rapport à un Boris
Johnson agitant la menace de la fin
de la libre circulation entre
l’Angleterre et le continent.
C’est hélas la limite de ces
livres, être trop près de l’actualité
et pas assez loin de l’histoire,
donnant l’impression de courir
après. On est très loin d’un
Michel Houellebecq dénonçant
l’entreprise et le libéralisme
dans Les Particules élémentaires,
d’un Philip Roth annonçant,
d’une certaine façon, la possibilité
de la montée d’un populisme
de droite et d’un Donald Trump
avec Le Complot contre l’Amérique,
ou d’un Cormac McCarthy
mettant en scène une possible fin
du monde dans La Route – ce que
certains scientifiques craignent à
cause du réchauffement climatique.

Ennui de


l’Actua-Litté


Tendance forte de cette rentrée littéraire : “l’Actua-Litté”,
sous-genre romanesque qui prend comme sujet les
questions du jour. A commencer par l’Europe.

Nelly Kaprièlian

Uga edicidi a
ducium escit,
voloribust
fugiae ernam
quat pliqui


pxhere

Les Inrockuptibles 28.08.2019 74

Tendance
Free download pdf