Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1
objectifs déficients, intégrant à l’image les
éclaboussures et les coulures accidentelles
du développement.
De ces paysages, Sally Mann cherche
à convoquer les spectres. Ceux de la
guerre, de la mort, de la souffrance et des
injustices. Le Deep South, ses broussailles
et ses marécages, suinte d’un cri
silencieux, celui de l’histoire de l’esclavage
et de la guerre de Sécession dont la
Virginie fut l’épicentre. Le traitement vise
alors à faire de la photographie moins la
preuve d’une présence que la suggestion
de l’absence. Les titres en sont l’indice.
Ainsi, la vue d’une berge sauvage
dénuée de tout signe distinctif
humain révèle l’endroit où fut découvert
le corps d’Emmett Till, adolescent noir qui
trouva la mort en 1955, faussement accusé
d’avoir flirté avec une femme blanche
– Deep South, Untitled (Emmett Till River
Bank), 1998. Plusieurs vues de paysages
se font l’écho du drame, qui marqua
de manière indélébile Sally Mann, alors

enfant – Emmett, le nom de son fils aîné,
s’en fait l’écho.
Au début des années 2000, l’artiste
explore de manière plus frontale les liens
entre l’histoire de sa région et sa propre
histoire familiale. Elle dédie notamment
une série à Virginia Carter, le nom de
la nourrice noire employée par sa famille,
qu’elle photographie avec sa fille du
même prénom (The Two Virginias, 1991)
ou dont elle rassemble des photographies
vernaculaires au sein de grandes
compositions d’archives.
Le parcours se clôt sur un ultime, et rare,
autoportrait composé de plusieurs prises
réalisées entre 2006 et 2012. Une manière
de traiter chaque parcelle de réel, le paysage
ou son propre visage, comme une surface
sensible irrémédiablement marquée par
les stigmates certes invisibles à l’œil nu de la
terre où l’on grandit, et vieillit.

Sally Mann. Mille et un passages, du 18 juin
au 22 septembre, Jeu de Paume, Paris Ier

contrapposto, le rouge à lèvres et les
cigarettes en chocolat sont indiciels,
anecdotiques. Mais ces détails révèlent
l’essence du travail de Sally Mann. Aucun
être humain, pas même un enfant
maintenu à l’écart de la civilisation, n’est
longtemps vierge de l’Histoire, dont les
préjugés anciens et récents, les structures
de domination, les systèmes de classe et de
castes modèlent les individus.
Les quatre autres sections du parcours
l’explicitent, couvrant au total plus de
quarante années de carrière. A partir du
début des années 1990, Sally Mann se
tourne à part entière vers la photographie
de paysage. Toujours, ce sera le Deep
South américain : la Virginie, dont elle est
originaire, mais également, plus au sud
encore, la Géorgie, la Louisiane ou le
Mississippi. L’air se mue en plomb, l’eau
croupit et l’on étouffe encore plus. La
technique change. A la précision extrême
des portraits de famille succèdent les
expérimentations avec des négatifs et des


Sally Mann/Washington, National Gallery of Art, Fonds Alfred H. Moses et Fern M. Schad
Deep South, Untitled (Fontainebleau), 1998 de Sally Mann

Expos

79 28.08.2019 Les Inrockuptibles
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