LeSoir - 2019-08-14

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Le SoirMercredi 14 et jeudi 15 août 2019


10 monde


PHILIPPE REGNIER

B


arack Obama avait prévenu : le
Royaume-Uni se retrouverait
« en bout de file » pour négocier
un accord de libre-échange avec les
Etats-Unis en cas de Brexit. Donald
Trump et son émissaire dépêché lundi
et mardi à Londres affirment tout le
contraire.
John Bolton, le très « faucon »
conseiller à la sécurité nationale US, a
assuré dans la capitale britannique que
le Royaume-Uni sera « en première
ligne » en vue d’un accord commercial
dès que le Brexit sera consommé – à la
date du 31 octobre, garantie par le nou-
vel occupant du 10 Downing Street, Bo-
ris Johnson. Avec ou sans accord avec
les 27 Etats membres de l’UE. Lesquels
semblent résignés à la seconde option.
« Il est clair que la politique officielle
(de Londres), c’est le no deal », nous
glisse un diplomate européen informé,
sous couvert d’anonymat. « Il n’y a pas
d’alternative à court terme à ce no
deal ».
Les Européens observent d’ailleurs
que les ponts sont quasis coupés avec le
nouveau gouvernement britannique.
Johnson fait de l’abandon du « backs-
top », cette assurance du non-rétablis-
sement d’une frontière entre les deux
Irlande, un préalable à toute discussion
avec l’UE. Pour laquelle ce dispositif est
la condition sine qua non d’un Brexit
ordonné, avec accord. Dans ces condi-
tions, le contact est réduit à néant, hor-
mis un bref échange téléphonique
Johnson-Juncker à l’entrée en piste du
nouveau Premier ministre et la visite à
Bruxelles, les 31 juillet et 1eraoût, du
conseiller David Frost, un « idéologue
du Brexit », jugent les Européens. Pro-
chaine échéance pour un – éventuel –
échange : le G7, à Biarritz, programmé
du 24 au 26 août.

Bluff
Une dose de bluff ne peut être exclue, de
part et d’autre. L’UE feint la sérénité.
Bien sûr, le « no deal » est toujours le
pire des scénarios. Mais s’il fallait en ar-
river là, l’UE est « très bien préparée »,
répètent les Européens depuis l’arrivée
au pouvoir de « BoJo ». Et de lister
l’adoption de « 19 propositions législa-
tives, 63 actes non législatifs, 100 no-
tices de préparation, cinq communica-
tions et des mesures d’urgence par sec-
teur »...
Coté britannique, si ce n’est du bluff,
c’est de la communication bien soignée.
Clairement, le message qu’espère trans-
mettre sans attendre le gouvernement
Johnson aux Britanniques, très proba-
blement appelés aux urnes cet automne,
est celui d’un pays « qui compte » sur la
scène internationale. Une nation avec
laquelle le reste du monde s’empresse-
rait de nouer des accords commerciaux.
Mais, outre que l’histoire récente
prouve que ceux-ci sont (très) lents à
négocier, voire hasardeux, le résultat
d’un deal avec Washington risque de se
faire au détriment du Petit Poucet dans
ce tango : le Royaume-Uni. « Ils vont
devoir danser sur la musique de Trump
et Bolton! », prévient un diplomate eu-
ropéen. Donald Trump a déjà laissé en-

tendre que tout serait négociable, dans
le cadre d’un accord de libre-échange
américano-britannique, jusqu’au NHS,
le système public de santé...

Donnant-donnant
Entre-temps, Bolton, laudateur du
Brexit, comme son patron, a affiché à
Londres un enthousiasme débordant
pour la perspective d’un accord. Des
« mini-deals » seraient envisagés, secto-
riels, pour avancer plus vite. D’abord sur
les biens industriels – un peu comme
l’UE tente de le négocier... avec les
Etats-Unis, en vain jusqu’ici : malgré le
refus des Européens, les Américains
exigent de négocier l’agriculture...
Le soutien verbal à cette perspective
d’accord ne serait toutefois pas « gra-
tuit ». Si John Bolton a affirmé que les
dossiers du nucléaire iranien – l’accord
pulvérisé par Trump – ou celui du ban-
nissement du chinois Huawei pour la
5G pouvaient être abordés après la prio-
rité du Brexit, nul doute que l’adminis-
tration Trump n’a pas abandonné sa
croisade, visant à rallier son partenaire
de la « relation spéciale ».
Bolton s’est déjà « réjoui » du virage à
180 degrés opéré le 5 août par le nou-
veau chef de la diplomatie britannique :
Dominic Raab signalait la disposition
de Londres à rejoindre l’opération Sen-
tinel pour sécuriser les eaux du Golfe
persique. Soit une « coalition de volon-
taires » pour mettre une « pression
maximale » sur Téhéran – que rejettent
les Européens, qui redoutent une esca-
lade militaire, comme le prédécesseur
de l’actuel ministre, Jeremy Hunt...
Aux côtés de Johnson, Bolton a assuré
que les Etats-Unis soutiendraient « avec
enthousiasme » un Brexit dur. Et d’affir-
mer que « la mode » dans l’UE consiste
à « faire revoter encore et encore les
paysans (sic) », jusqu’à ce que les
« élites » obtiennent ce qu’elles veulent.
« Nous n’avons pas de commentaires
à faire à ces commentaires ou quoi que
ce soit », a sèchement répliqué mardi la
porte-parole de la Commission.

Un « no deal »


avec l’UE mais


un « deal »


avec Trump?


BREXIT


Tout à son opération


« Brexit, quoi qu’il


arrive » au 31 octobre,


le gouvernement


Johnson se berce des


promesses américaines.


John Bolton, conseiller à la sécurité nationale
américaine, est venu à Londres assurer de
son soutien pour un accord futur éventuel
avec le Royaume-Uni. © REUTERS

PORTRAIT
MARC ROCHE
CORRESPONDANT À LONDRES

P


our changer le cours de l’histoire, il
faut le chambouler » : tel est le cre-
do de Dominic Cummings, l’architecte
d’une sortie abrupte du Royaume-Uni
de l’Union européenne. A la tête de la
« War Room » sur le Brexit du 10 Dow-
ning Street, le geek souverainiste est un
opérateur teigneux et cynique.
Pour les pro-européens qui haïssent
Cummings, le quadra aux yeux
constamment en alerte, au sourire en
lame de rasoir, au verbe raide et gros-
sier, est un abruti imbu de lui-même,
voire, pour reprendre l’expression de
son ennemi juré, l’ex-Premier ministre
David Cameron, « un psychopathe de
carrière ».
Pour ses supporters, l’intéressé, à
l’autorité tranchante et au caractère
maussade, est un génie non confor-
miste qui refuse de composer avec un
microcosme coincé, frileux et tiède. Cet
animal politique hors de l’ordinaire est
comme cela, et bien sûr plus que cela,
impossible à vivre, souvent insuppor-
table, mais irremplaçable.
La campagne du référendum du 23
juin 2016 a mis en lumière l’extraordi-
naire flair de Cummings, pour qui l’An-
gleterre qui ne votait pas, soit un tiers
de l’électorat, tenait la clé de la victoire
surprise du « Leave ». Pour les Brexi-
ters, il fallait à tout prix mobiliser cette
petite classe moyenne et ouvrière en
voie de paupérisation, pudique sur ses
difficultés à boucler les fins de mois, pa-
triote et vaguement xénophobe, et sus-
picieuse envers le changement techno-
logique.
C’est pourquoi, contre l’avis des ex-
perts électoraux, Cummings avait
consacré l’essentiel du budget non pas
en campagnes publicitaires tradition-
nelles mais aux médias sociaux, la prin-
cipale source d’information de sa cible.
Surtout, il avait fait appel à une société
de collecte de données qui, moyennant
algorithmes, avait décortiqué les us et
coutumes d’un électorat que le « Re-
main », persuadé de sa victoire, avait
négligé. L’informatique avait permis
d’affiner les slogans sur la reprise du

contrôle de la destinée d’Albion.
Le grand manipulateur devant l’Eter-
nel avait bien compris que les partisans
du retrait votaient pour des raisons
sentimentales et non pas en fonction
du portefeuille.

L’art de la désinformation
Par ailleurs, notre oiseau bariolé avait
pratiqué la désinformation à tour de
bras. On lui devait l’infâme mais
convaincant slogan sur les 350 millions
de livres par semaine qui seraient
consacrés au service national de santé
en cas de succès du « out ». L’autobus
rouge sur lequel était plaquée l’affiche
mensongère qui se baladait dans le
pays, c’était lui. Surtout, Cummings
s’était magistralement servi du groupe-
ment rival mis sur pieds par l’UKIP de
Nigel Farage pour claironner le mes-
sage anti-immigration. Il ne fallait sur-
tout pas se mettre à dos les députés
conservateurs et les donateurs modérés
ralliés à la cause du retrait en jouant la
vulgate xénophobe.
Pendant la campagne, Cummings
avait eu le génie d’utiliser le coprésident
Boris Johnson pour offrir l’éclat des ca-
méras et l’accès aux médias qui a per-
mis au camp du Brexit de décoller. Tout
naturellement, après sa victoire à la
course au leadership du Parti conserva-
teur, le nouveau Premier ministre a fait
de son homme de confiance le premier
baron du nouveau règne. Sans partager
le tropisme libéral du chef du gouver-
nement, son principal lieutenant es-
time que le « no deal », la politique de
Westminster et la fidélité à Johnson ne
font qu’un.
Cummings a aussi réussi la perfor-
mance d’être le héros d’un téléfilm,
Brexit : The Uncivil War(Brexit : une
guerre incivile), consacré au fatidique
référendum. L’acteur Benedict Cum-
berbatch, mondialement connu pour
son interprétation de Sherlock Holmes,
incarne avec virtuosité l’âme damnée de
Cummings. On imagine les déchire-
ments que le comédien anglais le plus
célèbre, fervent supporter du maintien
dans l’UE, a dû ressentir en interpré-
tant le rôle du personnage tenu respon-
sable du psychodrame que connaît le
pays depuis trois ans.

brexiter Dominic Cummings,


à la fois Diable et bon Dieu


de Johnson


Dominic Cummings, un animal politique hors
de l’ordinaire, à la fois insupportable
et incontournable. © REUTERS

La Commission européenne insiste : un
« no deal » pénalisera bien davantage
le Royaume-Uni que l’UE. Dans sa der-
nière communication aux capitales et
au Parlement, l’exécutif européen sou-
ligne qu’en cas d’absence d’accord, et
dans le scénario où le Royaume-Uni
devenu Etat tiers est soumis aux règles
de l’OMC, le FMI prévoit une réduction
à court terme du PIB britannique de 3,
à 4,9 % (4,75 à 7,75 % sur 5 ans, selon
la Banque d’Angleterre). En comparai-
son, le « choc » pour l’UE à 27 serait
« bien inférieur à 1 % ». CQFD? PH.R.

« Bad deal »

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