LeSoir - 2019-08-14

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Le SoirMercredi 14 et jeudi 15 août 2019


12 économie


JULIEN BOSSELER

L


a Belgique sans cash n’est pas
pour demain. Dans notre pays, à
la traîne en matière de paiement
électronique par rapport à ses voisins,
63 % des règlements à la caisse s’effec-
tuent encore en pièces et billets. Cepen-
dant, le commerce belge galope à toute
allure vers la digitalisation des transac-
tions. Ainsi, Worldline, opérateur qui re-
présente 70 % du marché belge des paie-
ments électroniques, a-t-il constaté une
augmentation de 12 % des règlements
par carte et par smartphone au premier
semestre de cette année, par rapport à la
même période en 2018. Pour les mon-
tants jusqu’à 5 euros, la progression est
encore plus importante : +18 % entre
2018 et 2019. Le fournisseur de termi-
naux CCV parle quant à lui d’un... dou-
blement des transactions pour des
achats n’excédant pas 10 euros.
Il existe toutefois d’irréductibles com-
merçants qui renâclent à voir leurs
clients les payer par carte, voire qui n’ont
pas (encore) adopté le terminal de type
Bancontact, quand bien même 89 % de
la population semblent privilégier le di-
gital pour payer. Ce chiffre est issu d’un
sondage effectué par iVox auprès d’un
panel de 1.000 Belges, entre le 1eret le
7 mars dernier, pour le compte de Febel-
fin, la fédération bancaire belge. De cette
enquête, il ressort aussi que 40 % des
personnes interrogées ne parviennent
pas à payer avec leur carte sur les mar-
chés, 36,5 % dans les cafés, 34,6 % dans
les snacks, 33,9 % dans les salons de coif-
fure, 28,1 % dans les boucheries et les
boulangeries, 22,3 % dans les supérettes
de proximité, 15,4 % chez les fleuristes et
poissonniers et 14,8 % dans les librairies.

Cacher le terminal
« Le terminal de paiement? Je suis bien
obligée d’en avoir un pour les grosses
sommes. Mais, dans l’absolu, je préférais
m’en passer », se plaint ainsi Fabienne
Brackman. Par contre, la gérante de la
Libraire du Centre à Ottignies refuse les
cartes bancaires pour les transactions de
moins de 10 euros, comme la loi l’y auto-
rise depuis le 9 août 2018 et l’interdic-
tion de faire payer tout supplément pour
des paiements digitaux. « Mes marges
bénéficiaires sur le tabac, les produits de
loterie et les recharges téléphoniques,
qui sont cadenassées, sont si faibles que
rétrocéder quelques centimes à l’opéra-
teur de paiement sur chaque petite tran-
saction est intenable pour moi. Les
temps sont durs pour mon commerce.
J’ai déjà dû réduire une série d’autres
frais de fonctionnement pour ne pas
mettre la clé sous le paillasson. »
Fabienne est loin d’être la seule à prati-
quer cette forme de résistance envers le
terminal de paiement. D’autres petits

commerçants se montrent même plus
radicaux. « Il y en a qui cachent leur ter-
minal sous le comptoir, voire s’en débar-
rassent », selon Christine Mattheeuws,
présidente du Syndicat neutre pour in-
dépendants (SNI). « C’est particulière-
ment sensible chez les libraires et les
vendeurs de sandwichs. Ils estiment à
raison que les coûts du paiement électro-
nique sont trop élevés au regard de leurs
marges bénéficiaires. »

A combien s’élèvent ces coûts? De
32,98 à 160,36 euros par mois (soit
395,76 à 1924,32 euros par an), a répon-
du l’Observatoire des prix, cette année, à
la demande de Kris Peeters (CD&V), an-
cien ministre de l’Economie. Pour éta-
blir ses calculs, l’Observatoire a dressé
quatre profils types de commerçants.

Mais cerner la réalité avec finesse est
complexe car plusieurs opérateurs se ré-
partissent le paiement électronique et
proposent chacun plusieurs formules ta-
rifaires pour répondre au mieux aux be-
soins des commerçants.

Un souci de perception?
« En fait, le vice de départ du paiement
électronique, c’est qu’il est totalement à
charge des commerçants, ce qui n’est pas
le cas du cash », déplore Thierry Evens,
responsable de la communication de
l’Union des classes moyennes (UCM).
« Cela dit, c’est trop tard pour revenir en
arrière. C’est un combat qu’il aurait fallu
mener il y a 20 ans. » Dès lors, les organi-
sations de représentants des commer-
çants œuvrent à faire baisser les frais des
transactions électroniques. Au fil de
leurs discussions avec le secteur ban-
caire et avec les opérateurs, ils ont déjà
contribué à des réductions tarifaires si-
gnificatives. Selon l’Observatoire des
prix, les coûts du paiement digital ont di-
minué, selon les cas de figure, de 1,8 à
26 % entre 2015 et 2018.
Mais ce n’est pas encore assez au goût
des organisations d’indépendants.
« Oui, les prix ont baissé », reconnaît
Thierry Evens. « Mais ce n’est pas la per-
ception de nombreux commerçants, en
raison de la multiplication des moyens
de paiement électroniques. A la carte
traditionnelle avec code se sont ajoutés
les cartes sans contact, les chèques-repas
et les écochèques électroniques, ou en-

core le paiement par smartphone. »
Un problème de perception chez les
commerçants? Chez Worldline, qui
évangélise sur le terrain, on en est
convaincu. « Dans des métiers comme
ceux de la vente de journaux et de tabac,
on n’est pas assez conscient du coût du
cash », estime ainsi Vincent Cousse-
ment, directeur de la filière des services
aux marchands. « Je songe notamment
aux sacs de petite monnaie dont le dépôt
est facturé par les banques. » L’opéra-
teur rappelle ce qu’estimait l’Observa-
toire des prix au printemps dernier : le
coût total d’une transaction électronique
serait compris entre 11 et 23 centimes,
contre 29 centimes pour le cash.
Ça, c’est la carotte pour les commer-
çants récalcitrants. Il y a aussi le bâton.
« Refuser le paiement électronique, c’est
risquer de créer de la frustration chez les
consommateurs, juste pour quelques
centimes », glisse Vincent Coussement.
Frustrer, voire décourager le consomma-
teur, dit même le Syndicat des indépen-
dants et des PME (SDI). « Au contraire,
le paiement électronique a de quoi atti-
rer les clients. De plus, il offre davantage
de sécurité car moins de cash circule. Et
il permet de réduire les calculs de caisse
en fin de journée », plaide Benoît Rous-
seau, directeur juridique de l’associa-
tion. « Bref, l’électronique, c’est l’avenir.
S’y opposer, c’est un combat d’arrière-
garde. » Les derniers commerçants ré-
sistants devraient encaisser moyenne-
ment ce jugement...

Paiement électronique :


ces commerçants qui font


de la résistance


CONSOMMATION


Un sondage pointe les


difficultés de


consommateurs à payer


leurs achats par carte


ou par smartphone sur


des marchés, dans des


libraires ou des snacks.


En cause : le coût des


transactions digitales,


perçu comme trop


élevé par de petits


commerçants.


Depuis un an, tout supplément pour un paiement électronique est illégal. Mais les commerçants ont le droit de refuser les transactions digitales
de moins de 10 euros. © PHOTO NEWS.

J.BO.

C


’est le résultat d’une transposition
en droit belge d’une directive euro-
péenne : depuis un an quasi jour pour
jour (le 9 août 2018 pour être précis),
les commerçants n’ont plus le droit de
demander un supplément à leurs clients
qui souhaitent payer de manière élec-
tronique. Tout au plus peuvent-ils refu-
ser l’usage du terminal électronique
pour les montants inférieurs à 10 euros.
Le ministre de l’Economie a souhaité
que cette nouvelle disposition légale soit

accompagnée par les services publics
d’une campagne d’information par
courrier envoyé aux commerçants. « Ils
se sont vu expliquer les coûts en fonc-
tion du mode de paiement choisi et ont
reçu un document de dix questions-ré-
ponses sur ce qui était ou non interdit »,
rappelle Wouter Beke (CD&V), qui a
pris la relève ministérielle de son col-
lègue de parti Kris Peeters.
En plus de ce travail d’information, le
pouvoir fédéral a mené des contrôles
sur le terrain. « Une période de tolé-
rance a été appliquée afin de ne pas

mettre en danger les petits commer-
çants locaux par des mesures trop
strictes ou des amendes trop lourdes »,
relate le ministre Beke. L’Inspection
économique a constaté des infractions
et adressé des avertissements. Com-
bien? Le SPF Economie livrera pro-
chainement un rapport à ce sujet...

« Le consommateur
doit être protégé »
D’autres chiffres à propos des pro-
blèmes liés au paiement électronique
dans le commerce sont d’ores et déjà

connus. Le nombre de plaintes adres-
sées par des consommateurs au point de
contact du SPF Economie est ainsi pas-
sé de 50 en 2017 à... 558 en 2018! Et il y
en a déjà 268 rien que depuis ce début
d’année. Ces signalements sont-ils liés à
des demandes désormais illégales de
suppléments pour paiement électro-
nique? « Ils sont examinés », répond
Wouter Beke, sur un ton désormais plus
strict. « S’ils s’avèrent condamnables, le
commerçant sera poursuivi. Le
consommateur doit être protégé contre
ce genre de tricherie. »

fraude Dix fois plus de plaintes entre 2017 et 2018


Mes marges bénéficiaires


sont si faibles que rétrocéder


quelques centimes


à l’opérateur de paiement


sur chaque petite


transaction est intenable
Fabienne Brackman
Llibraire

De 1.800 à 2.000 euros
par an. « C’est ce que je
paie pour offrir le service
de paiement électronique
à ma clientèle. C’est un
montant important que je
ne peux pas consacrer à
d’autres postes, comme
de la publicité », conteste
Nicolas De Mesmaeker,
gérant avec son épouse
de la fromagerie Le Goût
à Schaerbeek. C’est pour
cela que ce commerçant
refuse le règlement par
carte pour les montants
de moins de 10 euros.
« Mes clients fidèles n’y
voient aucun inconvé-
nient. » Mais la démarche,
pourtant légale, agace
ponctuellement des
consommateurs. « Aux
personnes récalcitrantes,
j’explique mes
contraintes liées aux
transactions digitales. Ils
ne se rendent pas
compte. » Si Nicolas De
Mesmaeker n’est pas un
fervent défenseur du
terminal de paiement,
c’est aussi par méfiance
envers les banques. « Le
jour où on passera au tout
numérique, elles pour-
ront nous imposer tout ce
qu’elles veulent. Et puis,
ça me fait peur que tout
soit tracé. Avec le cash, au
moins, on n’est pas suivi.
C’est une liberté. »
J.BO.

« Le tout
numérique,
ça me fait peur »
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