LeSoir - 2019-08-14

(ff) #1
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Le SoirMercredi 14 et jeudi 15 août 2019

opinions & idées 19


MATHIEU COLINET

C


ertes, il importe que la région de
villégiature choisie bénéfice d’un
ensoleillement généreux, qu’elle
déploie suffisamment de jolis paysages,
qu’elle favorise le repos autant que les vi-
sites culturelles, voire la pratique du
sport. Tout cela est vrai. Mais ce point de
chute idéal à plusieurs centaines ou mil-
liers de kilomètres doit aussi régulière-
ment permettre de mener des vacances
« hors des sentiers battus », selon l’ex-
pression consacrée. Ce dernier critère
semble avoir de plus en plus d’impor-
tance au moment du choix d’une desti-
nation. Même au retour, le fait qu’il ait
pu être rempli paraît justifier bien des
échappées belles. Et que cette image
convoquant des sentiers parcourus jus-
qu’à l’usure et en suggérant davantage
sans beaucoup d’autres précisions reste
hautement énigmatique ne change pas
grand-chose à l’affaire.
« Ces sentiers battus que l’on évoque
très souvent renvoient au voyage rêvé,
en quelque sorte. C’est-à-dire à celui qui
n’est ni contraint ni obligé ni comman-
dé », affirme Jean-Didier Urbain, socio-
logue français spécialiste du tourisme et
auteur notamment de L’idiot du
voyage : histoires de touristes. « L’aspi-
ration et l’imaginaire qu’il y a derrière
cette sortie réclamée des sentiers battus
sont à bien comprendre. Ceux qui ré-
clament de les quitter font le vœu de
vivre temporairement autrement,
d’échapper à la société, à ses rythmes, à
ses rites, à ses traditions, à ses coutumes.
Ils veulent fuir, en un mot, le système. »
Le rêve d’autres sentiers n’implique
pas forcément, selon Jean-Didier Ur-
bain, celui de contrées éloignées ou dé-
peuplées. Autrement dit, il peut très
bien s’accorder avec ce que le tourisme
de masse a à offrir. « Oui, car s’installer
dans un camping à Ostende ou à Bray-
Dunes ou dans un hôtel sur la côte espa-
gnole, c’est déjà s’habiller autrement,
parler à d’autres personnes, partager
avec elles des expériences originales
d’espaces, de lieux, de repas, de bai-
gnades, de visions corporelles des uns et
des autres. C’est déjà sortir d’un mode
de vie subi pour un autre choisi. »
Jean-Didier Urbain rappelle à cet
égard une assertion de Paul Morand qui

voyait dans le voyage choisi un « acte an-
tisocial ». « Mais, de nouveau, il faut
bien comprendre cette remarque », note
Jean-Didier Urbain. Elle souligne la
jouissance du décalage avec un quoti-
dien, des habitudes qui aliènent, assu-
jettissent, mais pas avec ses semblables
directement. Car, en vacances, il est pos-
sible de trouver l’espace-temps pour
tenter de vivre idéalement avec eux. »

Le voyage comme une ostentation
En prétendant vouloir « sortir des sen-
tiers battus », d’autres souhaitent plus
franchement rompre avec le tourisme de
masse, prendre leurs distances avec des
concentrations humaines trop impor-
tantes, atteindre des destinations plus
préservées, renouer avec de grands es-
paces... L’expression peut alors rapide-
ment laisser entrevoir l’œuvre de
logiques de distinction amenant à des
oppositions telles que celle entre voya-
geur et touriste. « Ces voyages hors des
sentiers battus rappellent le voyage aris-
tocratique d’autrefois », indique Ber-
trand Réau, sociologue français
(Conservatoire national des arts et
métiers) et auteur notamment de Les
Français et les vacances. Sociologie des
pratiques et offres de loisirs. « C’était un
voyage d’éducation pour les jeunes gens
des plus hautes classes de la société eu-

ropéenne. Depuis lors, les autres
groupes sociaux ont découvert le temps
libre qui ne leur était pas accessible à
l’époque et, avec lui, les vacances. »
Cette « démocratisation » du voyage a
poussé les classes supérieures vers
d’autres destinations, vers d’autres
ailleurs, vers des sentiers moins battus,
ceux-ci leur permettant de se distinguer
et, partant, de souligner cet écart.
« Cette aspiration de la part de classes
socialement bien identifiées n’est donc
pas neuve, elle se renouvelle et c’est inté-
ressant d’observer comment elle le fait.
Actuellement, on s’aperçoit par exemple
que la volonté de différenciation s’ex-
prime de façon de plus en plus fine. On
remarque aussi que ce sont les per-
sonnes elles-mêmes qui désormais ima-
ginent leurs circuits hors des sentiers
battus. Je suis actuellement en Ouzbé-
kistan et j’ai croisé des Français par
exemple. Mais ils ne représentent pas
n’importe quelle classe sociale... »
Les déplacements vers de tels hori-
zons peuvent aussi se lire sous les traits
d’une quête d’authenticité. « Selon un
imaginaire postmoderne, ceux qui
tentent de sortir des sentiers battus es-
saient en quelque sorte de fuir leur
condition, d’aller vers des temps consi-
dérés comme préservés, notamment du
tourisme », analyse Saskia Cousin,

anthropologue (Université Paris Des-
cartes) et coauteure de Sociologie du
tourisme. Mais cette quête est forcé-
ment vaine puisque le touriste, par sa
présence même, abîme le fruit de son
désir. En effet, le tourisme est un phéno-
mène profondément mimétique avec un
désir qui se propage et des sentiers qui
deviennent progressivement des che-
mins, puis des autoroutes. Le même
phénomène se perpétue depuis plus
d’un siècle. »
Il est aussi intéressant de constater
que les rêves de séjours hors sentiers
battus ne tendent pas vers toutes les
marges du monde. « Il existe bien sûr de
multiples marges mais on ne désire en
fait que ce que l’on connaît déjà », pour-
suit Saskia Cousin. « Il faut des images,
un imaginaire pour qu’un lieu puisse
être considéré comme une destination.
La plupart des destinations se fa-
çonnent ainsi selon plusieurs phases :
exploration, découverte, publicisation,
patrimonialisation, touristification,
popularisation, massification, dévalori-
sation, relégation, ruine touristique...
Tout cela avant parfois d’entamer un
nouveau cycle. Pourtant, si le monde en-
tier est parcouru en tous sens, il suffit
parfois de se promener en banlieue ou
d’arpenter la plupart des campagnes
pour sortir des sentiers battus. »

Que fuit-on quand on souhaite


voyager « hors des sentiers battus »?


LANGAGE


Cet été encore,


l’expression a eu le vent


en poupe. Son emploi


laisse entrevoir


une aspiration


« antisociale »,


des logiques de


distinction et un besoin


d’authenticité.


« Le touriste, par sa présence même, abîme le fruit de son désir. En effet, le tourisme est un phénomène profondément mimétique avec un désir qui
se propage et des sentiers qui deviennent progressivement des chemins, puis des autoroutes », affirme l’anthropologue Saskia Cousin. © REUTERS

Cette volonté


de sortir des


sentiers battus


n’est pas neuve,


elle se renouvelle.


Actuellement, on


s’aperçoit qu’elle


s’exprime de plus


en plus finement
Bertrand Réau Sociologue

IMMIGRATION, SOUFFRANCE
ET MANIPULATION
Voici un sujet qui me tient à cœur et
qui, à la fois, m’émeut et me révolte :
celui des migrants dont on annonce
chaque jour la mort dans les eaux de la
Méditerranée, dans une forme d’indiffé-
rence générale, comme s’il s’agissait
d’un « point de détail », à côté de la
canicule dont on nous bassine les
oreilles jusqu’à en avoir parfois la nau-
sée.
L’Europe s’est « déchargée » sur deux
Etats «voyous», à savoir la Libye et la
Turquie, de la tâche de « filtrer » la
venue sur son territoire « préservé » de
personnes fuyant, qui la dictature et la
guerre, qui la faim et l’absence d’avenir,
souvent d’ailleurs fuyant les deux!
Elle s’est dédouanée de cette façon de


l’obligation humanitaire qui est la
sienne, sachant pourtant que ces Etats
feraient endurer aux migrants les pires
humiliations et souffrances, en les mé-
prisant profondément et en laissant des
« bandits » s’enrichir de leur misère et
organiser leur « disparition »!
Qui sont-ils ces migrants pour ces Etats,
et plus grave encore, qui sont-ils pour
la plupart d’entre nous? Un sujet d’in-
formation qu’on oubliera bien vite à
l’automne entre les prix littéraires et les
reprises d’activités diverses!
Qui se souciera de ces personnes sans
nom, sans visage et sans identité hor-
mis leurs proches, désespérés par leur
absence, et pour ceux qui atteignent
quand même nos rives, quelques cen-
taines de personnes et de familles
merveilleuses qui chaque jour, leur

ouvrent leurs portes afin de diminuer
leurs souffrances et de leur apporter
tout le réconfort possible, quelle que
soit l’issue de leur périple.
A l’heure de former des gouverne-
ments, quels « politiques » ont inscrit
cette question à leur programme, cette
question de l’aide humanitaire à appor-
ter à des populations en détresse? Et
ces politiques auraient-ils la même
frilosité s’il ne s’agissait le plus souvent,
de populations démunies, de confes-
sion et de culture musulmanes, suscep-
tibles « d’interpeller » nos propres va-
leurs et notre culture judéo-chrétienne
et de bousculer nos références, nos
certitudes et notre « suprématie
blanche »?
L’Europe ne peut bien sûr pas accueillir
« toute la souffrance du monde »

comme elle le répète constamment via
certains de ses représentants, mais elle
a en tout cas le devoir d’ouvrir ses
frontières et son cœur, aux populations
malmenées par des politiques locales,
elles-mêmes enjeux de guerres écono-
miques et de pouvoir qui sont la plu-
part du temps d’ailleurs, des séquelles
directes et indirectes d’un passé
colonialiste où l’Europe a eu sa part de
responsabilités!
Nous sommes plusieurs à nous inquié-
ter de la montée des populismes et de
l’utilisation faite de la souffrance des
migrants que certains mettent en
concurrence avec les difficultés rencon-
trées par nos propres citoyens (gilets
jaunes, agriculteurs, utilisateurs des
soins de santé, etc.) ; c’est une manipu-
lation de plus, la qualité de vie qu’un

Etat évolué doit offrir à ses « adminis-
trés » ne s’oppose pas à un accueil de la
détresse humaine qui serait d’autant
moins lourde à supporter si elle était
réfléchie et partagée le plus équitable-
ment possible, dans les 27 pays de l’UE.
Nous les Européens, de même d’ailleurs
que les Américains, nous sommes tous
les produits d’une immigration à un
moment ou à un autre de notre histoire.
Certains s’en souviennent et savent que
rien ne fut facile.
Cette vague d’immigration est-elle plus
dure encore parce qu’elle bouleverse
notre conception du monde, nos modes
de pensée et notre « confort »? Et ose-
rons-nous, enfin, la regarder en face?
C’est la question que je me permets de
poser aux démocrates de tous bords.
Colette Nigot

c’est vous qui le dites

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