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es dizaines d’agents du
FBI ont été aperçus par
des touristes lundi matin
en train de se déployer surLittle
Saint James Island, l’île privée
de Jeffrey Epstein. Plusieurs
médias américains rapportent
en effet que les autorités ont per-
quisitionné l’île et fouillé la rési-
dence de l’ancien homme d’af-
faires. Les forces de l’ordre
soupçonnent Jeffrey Epstein
d’avoirprofité de l’intimité de ce
lieu pendant des années pour y
faire venir, avec son avion privé,
le «Lolita Express», des mineu-
res dans le cadre de son réseau
de trafic sexuel. Lors de la per-
quisition, les agents du FBI et de
la police de New York auraient
saisi trois ordinateurs, d’après
des images de drones recueillies
par NBC News.
Jeffrey Epstein avait acheté cette
terre des Caraïbes, au cœur
des îles Vierges américaines,
en 1998. Il y avait notamment
fait construire une résidence pri-
vée de 2 200 m², où il accueillait
de nombreuses personnalités
lors de soirées durant lesquelles
des filles mineures auraient été
présentes. D’après un ancien
informaticien d’Epsteincité par
NBC News, de nombreuses pho-
tos de jeunes filles dénudées
étaient même affichées de ma-
nière permanente à l’intérieur
de la demeure.
Cette perquisition est interve-
nue deux jours après le décès de
Jeffrey Epstein, retrouvé mort
samedi dans sa cellule de la pri-
son fédérale de Manhattan
(New York) alors qu’il était in-
culpé pour exploitation sexuelle
de mineures. Le ministre améri-
cain de la Justice, William Barr,
a affirmé lundi vouloir poursui-
vre l’enquête sur ce présumé ré-
seau de trafic sexuel afin de tra-
quer de potentiels complices.
Il a également affirmé que «les
victimes méritent justice et vont
l’obtenir».
L’intervention tardive du FBI,
lundi, interroge. Depuis des
années, le bout de terre est sur-
nommé «île de l’orgie» ou encore
«île de la pédophilie». Et des dé-
positions de victimes présumées
faisaient état, bien avant la mort
du milliardaire, d’agressions
sexuelles qui se seraient produi-
tes en ce lieu.
LUCIE LESPINASSE
L’«île de l’orgie» au peigne fin
La villa d’Epstein dans
les Caraïbes a été
perquisitionnée lundi.
Les enquêteurs ont
notamment trouvé
des photos de jeunes
filles dénudées.
passé, en tout, près de
quatre mois dans le pays. Plusieurs photos de
son chauffeur personnel, prises depuis une
quinzaine d’années, et consultées par Libéra-
tion, permettent de recouper les données de
vol des avions. L’homme, qui travaillait aussi
comme intendant de l’appartement parisien,
s’est photographié plusieurs fois à l’aéroport
du Bourget avec l’avion du milliardaire en ar-
rière-plan.
«MASSAGE ÉROTIQUE»
Les registres aériens des jets de Jeffrey Ep-
stein, saisis par la justice américaine lors
d’une perquisition, permettent de documen-
ter des voyages beaucoup plus anciens à des-
tination de Paris. Depuis mars 2002, celui-ci
possédait, via une société immobilière dé-
nommée «Jep», près de 2 300 mètres carrés
d’un luxueux immeuble situé au 22, avenue
Foch (XVIearrondissement de Paris). Le mil-
liardaire vivait au deuxième étage de l’im-
meuble. Ce bien a été estimé à plus de
8,6 millions de dollars (7,7 millions d’euros)
par ses avocats américains. Après plus de
dix-sept ans sans aucun acte de gestion, un
document lié au bénéficiaire de cette société
immobilière a d’ailleurs été déposé en juin
dernier.
Avant même d’acheter une grande partie de
l’immeuble du 22, avenue Foch, Jeffrey Ep-
stein venait souvent à Paris. Des documents
de vol saisis par la justice américaine, lors
d’une perquisition, permettent aussi de retra-
cer ses nombreux déplacements à travers le
monde dès 2000.
A cette époque, un ancien ouvrier, qui a fait
des travaux dans l’appartement parisien, dé-
crit «un couloir avec plusieurs photos de jeunes
femmes nues». Ce que confirme une ex-em-
ployée, également contactée par Libération,
qui suivait Jeffrey Epstein dans ses nombreux
déplacements. Cette ancienne assistante se
souvient aussi de plusieurs jeunes femmes
qui venaient dans l’appartement. «Mais ce
n’était pas comme à Palm Beach [en Floride],
où elles pouvaient être jusqu’à 8 ou 10 en même
temps», ajoute-t-elle.
Certaines dépositions américaines revien-
nent également sur les voyages de Jeffrey
Epstein dans «le sud de la France». Selon plu-
sieurs témoins, l’Américain avait ses habitu-
des dans une villa à Saint-Tropez (Var). Sou-
vent contrainte de suivre le milliardaire lors
de ses déplacements, Virginia Roberts Giuffre
déclare avoir été violée par le propriétaire
d’une chaîne d’hôtels durant un séjour sur la
Côte d’Azur.
«J’ai été chargée par Ghislaine [Maxwell]
d’aller lui faire un “massage érotique”. Le mot
“massage” est le mot utilisé par le couple.
C’est leur mot de code», explique Virginia Ro-
berts Giuffre dans une déposition en 2016.
Interrogée en avril 2016, Ghislaine Maxwell
«nie catégoriquement» les faits. Giuffre ac-
cuse aussi Jeffrey Epstein de «l’avoir forcée
à avoir des relations sexuelles» avec le Fran-
çais Jean-Luc Brunel, à plusieurs reprises et
dans différents lieux, y compris dans le sud
de la France.
Brunel et Epstein se connaissent au moins
depuis 2000. Cette année-là, Jean-Luc Brunel
apparaît sur le registre de vol du jet privé de
Jeffrey Epstein, pour un trajet entre les îles
Vierges et le New Jersey. D’après ce docu-
ment, le Français va accompagner une quin-
zaine de fois le milliardaire à bord de son
avion, en quatre ans. Rien d’étonnant: à cette
même période, ils collaborent pour la créa-
tion d’une nouvelle agence de mannequinat,
MC2, dont Jean-Luc Brunel prendra les rênes
à son ouverture en 2004. Selon le témoignage
de Maritza Vasquez, comptable de l’homme
d’affaires français à l’époque, Jeffrey Epstein
a versé 1 million de dollars pour soutenir MC2.
Ce dernier aurait également mis à disposition
un immeuble auà New York, pour Jean-Luc
Brunel et les mannequins de son agence. «Jef-
frey Epstein n’a jamais fait payer Jean-Luc
pour la location de son appartement. Mais les
filles, qui vivaient à trois ou quatre par appar-
tement, devaient payer», indique Maritza Vas-
quez dans sa déposition datant de 2010.
Jean-Luc Brunel est nommé à maintes repri-
ses dans les pièces judiciaires américaines. Il
est notamment soupçonné d’avoir été l’un des
pourvoyeurs principal du réseau. Dans une
plainte commune, deux femmes affirment
que le directeur de l’agence de mannequinat
MC2, utilisait sa société pour exploiter des jeu-
nes filles, «certaines âgées de seulement
12 ans» à des fins sexuelles pour lui et ses
amis, «tout particulièrement Jeffrey Epstein».
Une version corroborée par certains messages
liés à des relations sexuelles, plus ou moins
explicites, laissés par Brunel à la secrétaire du
milliardaire au cours de l’année 2005. Dans
des documents de la justice américaine, on
peut y lire les notes manuscrites laissées à
Epstein par ses collaboratrices : «Jean-Luc
vient de s’en faire une bonne – 18 ans – qui lui
a aussi dit “j’adore Jeffrey”.» Ou encore: «Jean-
Luc a trouvé une professeure pour t’apprendre
le russe. Elle a 2×8 ans, elle n’est pas blonde. Les
leçons sont gratuites et tu peux avoir ton pre-
mier cours aujourd’hui si tu le rappelles.»
«SEULEMENT LES PLUS JEUNES»
D’après Maritza Vasquez, Jean-Luc Brunel ne
se cachait pas forcément de ses agissements.
«Un jour, au bureau, il m’avait dit qu’il espé-
rait coucher avec une des filles. Ce n’était que
des mineures, raconte l’ex-employée dans sa
déposition. J’ai déjà entendu Jean-Luc dire
qu’Epstein aimait les mineures. Lorsqu’il
y avait une soirée chez [Epstein], Jean-Luc con-
duisait lui-même les filles là-bas. Il emmenait
seulement les plus jeunes, parce que les autres
avaient leur propre voiture ou elles venaient
avec leur petit copain. Certaines devaient
avoir 15 ou 16 ans.» Contacté par Libération
à de nombreuses reprises, Jean-Luc Brunel n’a
pas donné suite. Déjà confronté à certaines de
ces accusations par le passé, il avait démenti
avoir participé à ce que la justice américaine
qualifie de trafic sexuel de femmes mineures.
Fin juillet, l’association Innocence en danger
avait envoyé un signalement au parquet de
Paris pour demander l’ouverture «d’une en-
quête préliminaire, et de mettre en œuvre une
coopération policière et judiciaire internatio-
nale». Contacté à propos d’éventuelles inves-
tigations en France, le ministère de la Justice
indique ne pas avoir «été informé de l’ouver-
ture d’une enquête en lien avec l’affaire Ep-
stein, et n’a pas identifié de demandes d’en-
traide américaine». Toutefois, le parquet de
Paris étudie cette opportunité alors même
qu’une coopération policière vient de débuter
entre la France et les Etats-Unis. La justice
hexagonale a en effet le pouvoir de poursuivre
un ressortissant français pour des faits com-
mis à l’étranger, ou des étrangers pour des
faits commis en France.•
Jeffrey Epstein organisait des soirées avec des personnalités sur son île privée des Caraïbes.PHOTO BLOOMBERG FINANCE LP
FRANCE
Suite de la page 10 Certaines dépositions
américaines reviennent
également sur
les voyages de Jeffrey
Epstein dans «le sud
de la France». Selon
plusieurs témoins,
il semblerait que
l’Américain avait
ses habitudes dans une
villa à Saint-Tropez.
12 u Libération Mercredi^14 et Jeudi^15 Août^2019