II u Libération Mercredi^14 et Jeudi^15 Août^2019
Richie
Havens
L’œuvre
d’impro
Le 15 août 1969, sa chanson «Freedom»,
une inspiration de fin de concert, transcendait
le public en ouverture de Woodstock. Retour
sur ce jour où une série d’imprévus fit décoller
la longue carrière de ce chanteur engagé.
Par
MARGAUX LACROUX
A
ssis sur un tabouret en
bois, Richie Havens ferme
les yeux. Il devait jouer
quatre morceaux. Il en
est à son septième rappel. Compo-
sitions, reprises, le jeune artiste a
épuisé tout son répertoire. Place
à l’improvisation. Ses grandes
mains ornées de bagues argentées
commencent à s’agiter. Il bat les
cordes de sa guitare sèche, toujours
avec une rythmique percussive, sa
marque de fabrique. «Freedom,
freedom, freedom...» chante sa voix
rauque et chaude qui remue les
tripes, avant d’entonner Motherless
Child, un vieux negro spiritual.
Il l’étire tant qu’il peut, jusqu’à un
ultime instant fiévreux. «Clap your
hands !» répète-t-il. Le public s’exé-
cute, hypnotisé. Le tempo accélère,
il tangue, transcendé, parcourant
la scène de bout en bout. Une vague
d’euphorie gagne la foule. Elle
se soulève, crie, applaudit avec
ferveur. Richie Havens s’éclipse
enfin, tunique orange trempée
de sueur. Libéré. La légende retien-
dra le chiffre avancé par l’artiste :
trois heures sur scène. En réalité,
le show n’aurait pas excédé deux
heures.
«Un moment
de légende»
C’était il y a cinquante ans, au com-
mencement de Woodstock. Un jour
où rien ne se passa comme prévu et
qui consacra le chanteur afro-amé-
ricain. A jamais, il sera celui qui
ouvrit trois jours historiques de paix
et de musique. Son dernier titre,
Freedom , devint l’un des hymnes
du rassemblement. «La prestation
de Richie Havens restera une des
plus mémorables du festival. Un mo-
ment de légende, le premier», écrit
le journaliste Michka Assayas dans
un livre dédié à l’événement (1).
Pourtant, la mémoire collective a
plutôt retenu la présence de Joan
Baez, Janis Joplin, Joe Cocker, San-
tana, et le solo mythique de Jimmy
Hendrix en clôture.
Ce 15 août 1969, les festivaliers af-
fluent de tout le pays. Certains ont
pris la route il y a plusieurs semai-
nes pour arriver à temps. Le coup
d’envoi doit être donné à 17 heures.
Richie Havens est programmé en
sixième position. Prévoyant, le natif
de New York quitte la ville en voi-
ture à 5 h 30 du matin. Deux heures
plus tard, il arrive à l’hôtel. Le con-
cert doit se dérouler à une dizaine
de kilomètres de là, à proximité de
la ville de Bethel et non à Wood-
stock comme annoncé dans un pre-
mier temps. Plusieurs groupes
patientent sur les lieux avec lui.
En milieu d’après-midi, personne
n’a bougé. Richie Havens sent que
quelque chose cloche. Les organi-
sateurs se sont bien gardés de l’an-
noncer, mais toutes les routes aux
alentours sont bloquées. L’affluence
dépasse les attentes ; le chaos
guette...
L’heure de l’ouverture approche et
on doit trouver un moyen d’achemi-
ner les artistes et leurs instruments.
Un agriculteur du coin accepte de
prêter un hélicoptère. Richie Ha-
vens est embarqué en premier. «On
l’a fourré dedans, lui, deux guitares
et une paire de congas», raconte Mi-
chka Assayas dans son ouvrage.
Lorsqu’il survole les 300 hectares
de pâturages qui accueillent l’évé-
nement, l’artiste de 28 ans songe :
«On ne peut plus nous cacher.»
«On», c’est sa génération, traumati-
sée par la guerre du Vietnam, en
quête d’un autre modèle de société,
plus émancipée. Woodstock est
censé célébrer cette entrée dans
l’ère «peace and love», et graver la
bande-son de la contre-culture.
Près de 50 000 chevelus poireau-
tent déjà dans l’herbe, encore loin
du demi-million d’âmes rassem-
blées plus tard. «Quand je suis ar-
rivé, j’ai compris que j’étais la seule
personne à pouvoir monter sur
scène», racontera Havens. Le
groupe Sweetwater, supposé passer
en premier, est coincé dans
ÉTÉ / LABEL ÉTOILE/ LABEL ÉTOILE
Le set dure trois heures selon le chanteur (pas plus de deux en réalité).PHOTO ELLIOTT LANDY. DALLE.
Programmé en sixième position, Richie Havens, mort de trouille, est
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