Le Monde - 14.08.2019

(Ron) #1

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CULTURE


MERCREDI 14 AOÛT 2019

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« Hollywood a toujours été un monde clos »


Quentin Tarantino explique s’être attaché, dans son film, à 1969, une année de basculement pour le cinéma


ENTRETIEN


P


our son nouveau long­
métrage, Quentin Ta­
rantino dessine une pro­
menade rêveuse et mé­
lancolique dans le Los Angeles
bouillonnant de 1969 et poursuit
son histoire déviante du cinéma,
en se penchant sur la décadence
du vieil Hollywood.

Pourquoi être revenu à
l’Hollywood de l’année 1969?
Ce qui m’intéressait, c’était ce
moment où Hollywood – qui,
avec l’industrie du divertisse­
ment, constituait la majeure par­
tie de Los Angeles – a été bousculé
de fond en comble par la révolu­
tion contre­culturelle venue de
l’université. Celle­ci a balayé le pa­
radigme des années 1950 et mo­
difié en profondeur tout le pay­
sage culturel. Cet avènement
d’un Hollywood « hippie » me
semblait passionnant à raconter,
mais du point de vue de quel­
qu’un de totalement extérieur au
mouvement. Trois ans avant
1969, un individu comme Rick
Dalton, le héros du film, acteur de
films d’action à l’ancienne joué
par Leonardo DiCaprio, ne pou­
vait pas se douter qu’un tel chan­
gement arriverait. Et là, tout ce
qu’il a appris devient obsolète. Il
se retrouve hors­jeu.

D’où vous est venue l’idée
de former un duo entre Rick,
acteur ringard, et son
cascadeur, joué par Brad Pitt?
L’idée a germé il y a quelques
années. Je tournais un film avec
un vieil acteur qui avait son pro­
pre cascadeur pour le doubler.
Comme ils avaient collaboré
pendant dix­sept ans, on se dou­
tait qu’ils avaient dû, à un mo­
ment, se ressembler trait pour
trait. Mais là, le temps avait
passé, ils ne se ressemblaient
plus tant que ça, et l’on devinait
que c’était sans doute la dernière
fois qu’ils travailleraient ensem­
ble. Ce qui m’a frappé, c’est que si
cette doublure m’était inutile sur
le plateau, elle ne l’était pas pour
l’acteur. C’était un type très sym­
pathique, mais il se fichait com­
plètement de moi ou de mon
film, il était là pour soutenir son
copain. Ça m’a semblé un bon
point de départ pour un film sur
Hollywood.

Rick est un acteur de western,
un genre que vous avez
plusieurs fois abordé. Aviez­
vous envie de raconter la fin
de son âge d’or?
Dans les années 1960, le western
était encore très populaire, sur­
tout à la télévision. Mais, en 1969,
l’intérêt a commencé à décliner,
et les cow­boys ont progressive­
ment cédé la place aux séries poli­
cières. Ainsi, on a vu beaucoup de
gloires des années 1950 opérer
leur transition vers le petit écran
et, quand ça n’a plus marché, aller
tourner des westerns­spaghettis
en Italie, où le genre perdurait
sous une forme dégradée. C’est un
peu ce qu’il s’est passé pour les
musiciens rockabilly ou rhythm
and blues des années 1960 : Eddie

Cochran, Gene Vincent, Chuck
Berry... Ils étaient rois, jusqu’à l’in­
vasion de la pop british, qui les a
ringardisés.

Charles Manson et sa secte
représentent la part maudite
de l’Hollywood de l’époque.
Certains avaient même essayé
de percer dans le show­
business. Etait­ce important
de souligner cela?
Dans le film, on voit Charles
Manson solliciter ses contacts de
l’industrie musicale, liés aux
Beach Boys. J’ai discuté avec une
foule de personnes qui, à l’épo­
que, ont pu croiser « Charlie » ou
l’une de ses adeptes. Mon mixeur
l’a un jour pris en auto­stop.
D’autre part, l’acteur Kurt Russell

m’a raconté que, à 19 ans, Tex Wat­
son, un membre de la « famille »
Manson, avait essayé de le tuer!

Les meurtres, notamment
celui de Sharon Tate, ont
frappé l’opinion et marqué
un tournant. Est­ce de ce
tournant que parle le film?
Cela a bel et bien mis fin à l’ère
du Flower Power et aux promes­
ses de paix prônées par cette gé­
nération. Hollywood a toujours
été un monde assez clos, mais au
sein duquel on disposait malgré
tout d’une certaine liberté : les
stars fumaient des joints, Cary
Grant a raconté avoir pris du LSD...
Il n’était pas rare que des acteurs
ramènent des auto­stoppeurs
chez eux, passent le week­end

avec des inconnus. On pouvait se
dire : « Tiens, Roger Moore n’est
pas chez lui, allons dans son jar­
din et faisons la fête! » La société
conservait une certaine porosité.
Et puis les meurtres ont eu lieu.
Tout le monde s’est alors mis à
avoir peur, on n’a plus pris d’auto­
stoppeurs, on a acheté des armes,

Un regard nostalgique sur une époque révolue


A travers les péripéties de l’épatant duo Leonardo DiCaprio­Brad Pitt, Quentin Tarantino évoque l’Hollywood de son enfance


ONCE  UPON  A  TIME


IN...  HOLLYWOOD


L

e neuvième film réalisé par
Quentin Tarantino consti­
tue une forme d’aboutisse­
ment, comme la synthèse d’une
œuvre débutée il y a vingt­sept
ans et accédant enfin à la matu­
rité. C’est un film qui contiendrait
tous les précédents et qui en ferait,
en même temps, la théorie. Ce mé­
lange d’émotion, d’ironie et de ré­
flexion n’étonnera que ceux qui
n’ont pas vu que l’auteur de Kill Bill
est l’inventeur d’un art très parti­
culier, un cinéma tout à la fois
néo­pop, brechtien et sadique.
Le lien avec le pop art s’y défini­
rait par cet ennoblissement ironi­
que des objets impurs du cinéma –
le western italien, la Blaxploita­
tion, les films d’arts martiaux –,
dans l’expression d’un goût pour
des images venues du passé et qui
seraient celles d’un art considéré
comme peu légitime, ce cinéma

post­hollywoodien qu’il affec­
tionne. Des images qui se retrou­
vent, telles des vignettes déta­
chées de leur contexte, intégrées
dans son œuvre.
La distanciation est la consé­
quence logique de ce mécanisme
qui rappelle régulièrement au pu­
blic qu’il se trouve face à une re­
présentation. Enfin, le sadisme du
cinéma de Tarantino soumet le
spectateur à une tension où se
mêlent jouissance et effroi.
Mais si Once Upon a Time in...
Hollywood constitue le
chef­d’œuvre de son auteur, c’est
parce que l’on devine qu’à cette
construction symbolique se mêle
une série de sentiments person­
nels où Tarantino se dévoilerait
lui­même intimement.
Le titre du film, « Il était une fois
à... Hollywood », énonce un pro­
gramme et une promesse faite au
spectateur : celle de lui faire assis­
ter à une fable. Il contient tout à la
fois l’annonce d’un récit situé
dans le passé (en 1969) et la garan­
tie que l’on ne quittera pas le do­

maine de l’imaginaire, du conte de
fées postmoderne, du condition­
nel, de ce qui aurait pu être plutôt
que de ce qui a été. Once upon a
Time in... Hollywood est une rémi­
niscence fantasmatique et régres­
sive, un retour, pour le cinéaste, à
une petite enfance et à la ville qui
fut l’espace de celle­ci, le Los Ange­
les de la fin des années 1960, com­
pany town dont les habitants ont,
pour la plupart, quelque chose à
voir avec le cinéma, la principale
industrie du lieu.
Elle est le théâtre des déambula­
tions automobiles des deux per­
sonnages principaux, l’acteur de
télévision Rick Dalton et son ami
et cascadeur Cliff Booth. Leonardo
DiCaprio fait de Rick Dalton un
homme resté un enfant narcissi­
que, naïf et capricieux, un comé­
dien à la modeste gloire passée,
meurtri, sujet à d’infantiles crises
d’ego et tirant un profit égoïste du
dévouement de son acolyte fidèle.
(Brad Pitt). La nostalgie de l’en­
fance n’a qu’un objet, et qui rend
les autres inutiles. En ramenant

symboliquement l’émotion du
spectateur à celle­ci, le film débou­
che sur le sentiment que tout est
déjà trop tard au moment où son
récit se situe. Rick Dalton n’a été
qu’éphémèrement une vedette, et
encore est­ce à la télévision. Sa
tentative de résurrection en ac­
ceptant de tourner en Italie ne
semble plus la voie royale pour de­
venir la star qu’a été, cinq ans plus
tôt, un autre comédien du petit
écran (Clint Eastwood) venu in­
venter le western spaghetti.

Sous le signe de la dualité
L’humour ne dissimule pas le sen­
timent d’un passage inexorable
du temps et le fétichisme cinéphi­
lique ne peut que se porter sur des
objets dérisoires – qui peut pré­
tendre que La Grande Evasion, ou
Matt Helm règle son comte, titres
cités, sont de bons films?
Once Upon a Time in... Hol­
lywood est placé sous le signe de la
dualité, une structure qui se dé­
ploie à l’infini : le couple formé par
les deux personnages masculins,

les deux lignes de récit, puisque
aux tribulations des deux compè­
res s’ajoutent quelques moments
de la vie de l’actrice Sharon Tate
(Margot Robbie) dont le scénario
imagine qu’elle habite la maison
voisine de Rick Dalton. Car au por­
trait imaginaire des deux hom­
mes s’adjoint la présence de celle,
qui fut sauvagement assassinée
avec ses amis le 9 août 1969 par
des hippies défoncés, manipulés
par le gourou Charles Manson. La
tragédie réelle va­t­elle détruire le
fantasme juvénile?
Un plan du film va jeter une lu­
mière particulière. C’est celui des
boîtes de conserve contenant de la
nourriture pour chien, rangées
dans un placard dans la caravane
de Cliff et avec lesquelles il nourrit
son dogue. Il semble convoquer de
façon subliminale la série des boî­
tes de soupe Campbell immortali­
sée par Andy Warhol et le ques­
tionnement conceptuel qu’elle
opère. Un objet banal, peut­il se
transformer en une œuvre d’art?
N’est­ce pas une question qui

pourrait s’adresser au cinéma lui­
même? N’est­il qu’un art mécani­
que de la contrefaçon, de l’imita­
tion, lui­même n’a t­il pas été dé­
doublé plus pauvrement, mis en
boîte justement, par la télévision
elle­même? Tout comme Rick Dal­
ton n’est plus qu’un succédané des
vedettes de l’âge d’or?
Derrière les goûts particuliers du
cinéphile Tarantino se dévoile une
sédimentation infinie où
l’authentique ne peut se distin­
guer de l’artifice, l’unique de sa re­
production. Tout comme la
« fausse » Sharon Tate vient admi­
rer la vraie sur un écran au cours
d’une séquence particulièrement
poétique. Et les dernières minutes
de Once Upon a Time in... Hol­
lywood ne font­elles pas de l’ima­
ginaire un des doubles possibles
du réel plutôt que son contraire ?
jean­françois rauger

Film américain de Quentin
Tarantino. Avec Leonardo
DiCaprio, Brad Pitt,
Margot Robbie (2 h 41).

Quentin Tarantino,
le 23 mai, à Cannes.
PAOLO VERZONE/AGENCE VU POUR « LE MONDE »

« Dans les
années 1970,
les cow-boys ont
progressivement
cédé la place aux
séries policières »

installé des portes blindées, les
grillages ont poussé partout, et
Hollywood n’a pas changé depuis.

Le film est à la fois méticuleux
dans sa reconstitution
et ouvertement irréaliste.
Le considérez­vous comme
une uchronie?
L’une des raisons pour lesquel­
les il s’intitule Il était une fois...,
c’est qu’à la fin vous n’aurez pas la
vraie histoire, mais un conte ins­
piré de celle­ci. Il y a même quel­
que chose dans le titre qui sug­
gère une sorte de conte de fées.
Une chose est sûre : je ne com­
mencerais pas mon autobiogra­
phie par « Once upon a time... » !
propos recueillis par
mathieu macheret

CHEF­D'ŒUVRE   À  NE  PAS  MANQUER   À  VOIR   POURQUOI  PAS   ON  PEUT  ÉVITER
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