Le Monde - 14.08.2019

(Ron) #1
0123
MERCREDI 14 AOÛT 2019 culture| 13

Des victimes d’Harvey Weinstein face à la caméra


La documentariste Ursula Macfarlane revient sur l’affaire qui a conduit à la chute du fondateur du studio Miramax


L’INTOUCHABLE


D


ans un monde idéal,
Ursula Macfarlane
n’aurait pas adopté la
forme ordinaire du
documentaire américain, avec sa
musique pesante, ses plans censés
montrer les sujets dans leur vie
quotidienne qui ne font que souli­
gner l’artifice de la situation de
l’interview. Elle aurait trouvé la
forme originale et nécessaire pour
donner à entendre la parole des
victimes d’Harvey Weinstein.
Ce n’est pas le cas, et L’Intoucha­
ble ressemble à tant d’autres films
qu’on ne perçoit pas immédiate­
ment son importance, surtout si
l’on a suivi de près la publication
des enquêtes du New York Times et
du New Yorker et leurs répercus­
sions, qui ont entraîné non seule­
ment la chute du fondateur de Mi­
ramax, le grand studio indépen­
dant des années 1990, mais aussi
l’émergence de #metoo.
Cette histoire, la documentariste
la raconte consciencieusement, à
travers des images d’archives et
des entretiens avec les journalistes
concernés, Jodi Kantor et Megan
Twohey, du Times, Ronan Farrow,
du New Yorker. On entendra en
prime Ken Auletta, l’une des stars
de cet hebdomadaire, auteur d’un
portrait de Weinstein au début des
années 2000 qui explique, un peu
(mais pas trop) penaud, pourquoi
il n’a pas pu publier les informa­
tions qu’il avait pu recueillir, sans
pouvoir les confirmer, sur les
agressions commises par le pro­
ducteur et distributeur.
Très tôt dans le film, d’autres
voix se font entendre et ce sont
elles qui en font le prix. Lorsqu’elle
évoque les débuts d’Harvey
Weinstein dans le show­business,
en tant que producteur de con­
certs dans la ville de Buffalo, la réa­
lisatrice fait parler son assistante
de l’époque, Hope d’Amore, qui dé­
crit un processus qui se répétera
durant des décennies, celui d’une
violence qui procède aussi bien de
la force physique que du pouvoir

de l’entrepreneur sur sa salariée.
Au fur et à mesure que croissait
l’importance de Miramax dans
l’industrie cinématographique, ce
pouvoir dépassait les limites de la
société. Une séquence est consa­
crée à l’incident qui a opposé
Weinstein à un couple de journa­
listes new­yorkais lors d’une soi­
rée mondaine. Le producteur les a
frappés, insultés, pendant que
l’enregistreur de l’un d’eux tour­
nait. L’incident fut systématique­
ment passé sous silence par les
médias de la ville dont le patron de
Miramax se disait « le shérif ».

Accord de confidentialité
Parmi les actrices qui s’expriment,
deux seulement ont fait carrière,
Paz de la Huerta et Rosanna Ar­
quette. La première raconte com­
ment, après avoir été violée par
Harvey Weinstein, elle a multiplié
les sessions photographiques et
les tournages (on l’a vue chez Jim
Jarmusch ou Gaspar Noe) pour re­
trouver un peu d’estime d’elle­
même. La seconde explique le pé­
ril qu’il y avait à résister à cet
homme qui avait fini par se con­
vaincre de sa toute­puissance, non
sans raison.
Les trois autres, Erika Rosen­
baum, Nannette Klatt (à qui Har­
vey Weinstein a répondu, quand
elle a essayé de repousser ses
avances : « Mais tu ne sais pas qui je
suis? ») et Caitlin Dulany ont croisé
le chemin de Weinstein au début
de leur parcours. Leurs récits se
ressemblent et forment l’image de
la position d’une jeune actrice
dans l’industrie du cinéma, de sa
vulnérabilité. Non seulement le
système qui définit cette place a

pendant longtemps garanti l’im­
punité du producteur, mais il l’a


  • si l’on écoute bien ces femmes –
    encouragée, puisque le métier
    d’actrice repose sur le désir que
    suscitent ou non ces visages et ces
    corps et que la valeur de ces fem­
    mes finit par se confondre à leurs
    yeux avec l’intensité de ce désir.
    Le temps de ces récits, L’Intou­
    chable se débarrasse de ses artifi­
    ces, la réalisatrice laisse parler ses
    interlocutrices sans chercher à
    dissimuler ou à exacerber leur
    douleur, leur honte. Cette honte,
    elles la partagent avec la dernière
    cohorte des interviewés, les an­
    ciens collaborateurs d’Harvey et


son frère et collaborateur Bob
Weinstein. Si les hommes se dé­
fendent avec plus ou moins de
mauvaise conscience, on décou­
vre ou l’on se rappelle le rôle cen­
tral que les femmes ont tenu dans
la chute du producteur. Ce sont
elles qui ont aidé les journalistes
dans leurs enquêtes, produisant
les rares traces écrites des agres­
sions commises par Weinstein.
Lauren O’Connor, qui avait si­
gnalé le comportement de son pa­
tron au service des ressources
humaines de la Weinstein Com­
pany (qui avait succédé à Mira­
max après le rachat de la société
par Disney), terminait son mémo

par : « Le rapport de force est le sui­
vant : Harvey 10, moi 0. » Zelda
Perkins raconte comment, après
avoir secouru une victime, elle a
été contrainte de signer un accord
de confidentialité draconien.
Aux Etats­Unis, L’Intouchable a
été acheté par Hulu, la plate­forme
de streaming qui est la propriété
de Disney. On verra, au choix, un
sincère désir de contrition ou un
parfait cynisme dans l’attitude du
studio qui a longtemps financé
Harvey Weinstein.
thomas sotinel

Documentaire américain
d’Ursula Macfarlane (1 h 38).

Big bang au Musée des beaux­arts de Dijon


Un premier long­métrage de Ronan Le Page au rythme des comédies de l’âge d’or américain


JE  PROMETS


D’ÊTRE  SAGE


I

l devrait avoir un César du
meilleur espoir des décors.
Les débuts au cinéma du
Musée des beaux­arts de Dijon
dans Je promets d’être sage sont à
la fois spectaculaires et salutaires.
La seule idée d’avoir inséré les tri­
bulations romantiques et amou­
reuses de Franck (Pio Marmaï) et
Sibylle (Léa Drucker) entre gi­
sants et pleurants, parmi les sil­
houettes tourmentées et grotes­
ques de cette collection médié­
vale donne au premier long­mé­
trage de Ronan Le Page une
longueur d’avance sur la plupart
des comédies françaises, puis­
qu’il s’agit bien d’une comédie.
Bien sûr, toutes les idées qui
sont passées par la tête du
metteur en scène et scénariste
ne sont pas aussi fructueuses, et
ce foisonnement désordonné
ralentit parfois le film, qui aspire
de toute évidence à la frénésie
des comédies américaines de
l’âge d’or. Reste que ces défauts
valent la plupart des qualités que
l’on trouve au restant de la
production.
Quand on rencontre Franck, il
vit ses derniers moments d’ar­
tiste. Metteur en scène de théâ­

tre, il propose à un public hébété
par tant d’agressivité une
création qui met en péril les
tenues des premiers rangs de
spectateurs. Exaspéré par la timi­
dité de sa troupe, le jeune
homme s’engage lui­même sur
scène jusqu’au désastre.
De ce big bang sort un nouveau
Franck, décidé à rentrer dans le
rang, celui – en l’occurrence – des
gardiens du Musée des beaux­
arts de Dijon. Malgré le scepti­
cisme de ses proches, l’artiste dé­
froqué se plie aux règles de l’ad­
ministration et de la précarité (il
est en CDD), arborant la physio­
nomie doucement illuminée
d’une novice entrant au carmel
(ce que Pio Marmaï fait à mer­
veille). Mais dans cet éden de
l’ordinaire, fait de conflits et de
joies aussi minuscules les uns que
les autres, vit un serpent.

Une sorcière séduisante
Si l’on a été salarié plus de quinze
jours au sein d’un groupe, on a
forcément connu cette figure
du/de la collègue que personne
ne supporte et qui ne supporte
personne (à moins de l’avoir été
soi­même). C’est un facile objet
de dérision, une figure comique
évidente. Léa Drucker et Ronan
Le Page en font un être presque
surnaturel, une espèce de sor­
cière séduisante et terrifiante. Le

scénario offre quelques hypothè­
ses quant aux chemins qui ont
mené cette femme d’autorité en
bas de l’échelle du pouvoir. La
mise en scène les présente un
peu lourdement, mais heureuse­
ment brièvement.
Parce qu’on s’en fiche de savoir
pourquoi la mémoire à court
terme de Sibylle est pleine de
courts­circuits. Qu’elle ait reçu un
coup sur la tête ou qu’elle souffre
d’un désordre neurologique, ce
qui importe, c’est son appétit in­
satiable : d’argent, de revanche,
de pouvoir, d’amour... Mis à part
les ébauches de diagnostic évo­
quées plus haut, on ne trouvera
aucune excuse au comportement
de cette pillarde des réserves du
musée, de ce parasite de la con­
fiance d’autrui. D’ailleurs, son in­
terprète ne lui en cherche pas.
Plutôt que de susciter l’empathie
en fouillant dans les souffrances

de son personnage, Léa Drucker
préfère porter haut la liberté de
cette femme qui décide, perverse­
ment, de faire dérailler le projet
de normalité de son nouveau col­
lègue. Pio Marmaï se retrouve
dans la position du clown blanc,
désarçonné par la furie et l’impré­
visibilité de sa partenaire, effrayé
à la perspective de replonger dans
la dissidence.
Entamé, après son specta­
culaire prologue burlesque, sur le
ton de la comédie quotidienne, Je
promets d’être sage se trans­
forme en road movie, une ver­
sion hétérosexuelle de Thelma et
Louise (il y a même une falaise au
bout du chemin). La jolie petite
galerie de portraits que Ronan Le
Page a installée dans les parties
du musée interdites au public
(avec, au premier rang, celle du
collègue hypocondriaque et
altruiste que joue Gilles Privat)
cède la place à un enchaînement
d’arnaques et de fugues qui sor­
tent Je promets d’être sage des
territoires de chasse habituels du
cinéma français et donnent en­
vie de découvrir la suite des
aventures de son réalisateur.
thomas sotinel

Film français de Ronan Le Page.
Avec Léa Drucker, Pio Marmaï,
Gilles Privat, Mélodie Richard
(1 h 32).

Pio Marmaï
se retrouve
dans la position
du clown blanc,
désarçonné par
l’imprévisibilté
de Léa Drucker

L’actrice Rosanna Arquette témoigne des agissements d’Harvey Weinstein. LE PACTE

Parmi les actrices
qui s’expriment,
deux seulement
ont fait carrière,
Paz de la Huerta
et Rosanna
Arquette

« Tous flics », le dernier
film de Jean-Pierre
Mocky, en fin de montage
La fille du cinéaste Jean­
Pierre Mocky, Olivia Mokie­
jewski, documentariste, a an­
noncé, sur RTL, que le dernier
film de son père, mort le
8 août, intitulé Tous flics, était
actuellement « en fin de mon­
tage ». Il devait reprendre un
tournage, a­t­elle précisé, avec
Gérard Depardieu le 15 sep­
tembre. « Il disait : “il faut vite
que je guérisse parce qu’il faut
que je tourne” », a­t­elle
témoigné. Les obsèques
du cinéaste ont eu lieu
lundi 12 août, à l’église
Saint­Sulpice, à Paris.

Les créateurs
de « Game of Thrones »
signent avec Netflix
Ted Saranos, chef des conte­
nus de la plate­forme Netflix,
a annoncé avoir signé un
contrat exclusif avec les créa­
teurs de la série à succès
Game of Thrones (HBO),
David Benioff et Dan Weiss.
Ils écriront et produiront des
projets exclusifs pour Netflix.
« Nous sommes ravis d’ac­
cueillir des maîtres conteurs
tels que David Benioff et Dan
Weiss chez Netflix. (...) Ils sont
une force créative et ont ré­
galé le public dans le monde
entier avec leurs histoires épi­
ques. Nous sommes impa­
tients de voir ce que leur ima­
gination va apporter à nos
abonnés », a commenté Ted
Saranos dans un communi­
qué. « Nous avons eu une

aventure formidable avec
HBO pendant plus d’une
décennie et nous sommes re­
connaissants à tout le monde
là­bas pour nous avoir permis
de nous y sentir chez nous »,
ont de leur côté salué les
deux créateurs de la série
Game of Thrones. – (AFP.)

Après les deux tueries
aux Etats-Unis, Universal
annule la sortie de « The
Hunt », de Craig Zobel
Universal a annoncé dans un
communiqué, le 10 août,
avoir décidé d’annuler la sor­
tie du film de Craig Zobel, The
Hunt, prévue le 27 septembre,
à la suite des tueries qui ont
eu lieu début août aux Etats­
Unis, à El Paso (Texas) et Day­
ton (Ohio). « Nous soutenons
nos réalisateurs et contribue­
rons à distribuer les films de
ces créateurs visionnaires et
audacieux, comme ceux de ce
thriller satirique et social,
mais nous comprenons que ce
n’est pas le bon moment pour
sortir ce film », a déclaré un
porte­parole d’Universal dans
le communiqué. The Hunt,
avec Emma Roberts et Hilary
Swank, satire ultraviolente de
la fracture entre classes socia­
les, met en scène un petit
groupe d’hommes et de fem­
mes pauvres traqués par des
élites richissimes. Dans un
Tweet daté du 9 août, Donald
Trump avait critiqué le film,
sans toutefois le nommer :
« Le film qui va sortir cherche
à allumer le feu et à provo­
quer le chaos », avait­il écrit.

La réalisatrice
laisse parler ses
interlocutrices
sans chercher
à dissimuler
ou à exacerber
leur douleur,
leur honte
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