L’Obs N°2858 Du 15 au 21 Août 2019

(Jacob Rumans) #1

COLLECTION CASAGR ANDE/ADOC-PHOTOS L’OBS/N°2858-15/08/2019 19


Des prostituées


pour les Blancs, d’autres


pour les indigènes :


en matière sexuelle,


la hiérarchie raciale


est nette


Par DOAN BUI

T


out faire pour évi-
ter la «  syphilis
arabe ». Quand la
France conquiert
l’Algérie, se pose
très vite la question de la régu-
lation des relations sexuelles
entre les soldats et les femmes.
C’est d’abord un problème
sanitaire : la France a besoin de
ses troupes, déjà décimées par
la dysenterie, le choléra... Alors
la syphilis en plus, non merci!
Les médecins veulent donc
faire peur aux soldats avec la
«  syphilis arabe  », qui serait
bien plus contagieuse et dan-
gereuse que celle du continent.
L’armée est partie avec ses
BMC – bordel militaire de cam-
pagne  – mais les «  recrues  »,
européennes, ne sont pas suffi -
santes. Bref, une des premières
choses dont s’occupera l’admi-
nistration militaire ce sera...
d’organiser la prostitution sur
place! «  Quinze jours à peine
après la conquête d’Alger,
l’administration met en place
une réglementation de la pros-
titution, qui n’existait pas
jusqu’alors en Algérie », raconte
Christelle Taraud, historienne,
qui a codirigé l’ouvrage « Sexe, race & colo-
nies » (La Découverte, 2018).
A travers l’histoire des quartiers réservés
et des maisons de tolérance en Algérie,
c’est en fait toute la psyché de la France
coloniale qui transparaît. Il y a d’abord
l’obsession sanitaire, avec visites obliga-
toires au dispensaire, souvent payantes,
pour les « fi lles soumises » comme on les
appelait. Mais il y a aussi la volonté de
ségréguer. Pas question ainsi de mélanger
les clients « indigènes » et les Blancs. Les
maisons des tinées à une clientèle arabo-
musulmane sont reléguées dans des quar-
tiers réservés, dans la ville. Les fi lles sont
majoritairement des indigènes, mais cer-
taines prostituées blanches peuvent être
punies – c’est-à-dire mises à l’amende au
sein des bordels d’abattage civils ou mili-
taire – par des hommes du milieu, le plus
souvent proxénètes. Une mixité qui chif-
fonne l’administration coloniale, comme
l’explique Christelle Taraud : « On ne vou-
lait pas qu’un indigène puisse se vanter
d’avoir pu coucher avec une Blanche. Il y
avait une vraie hiérarchie raciale. Même si

parfois cette volonté de ségré-
guer ne résistait pas aux impé-
ratifs du marché, car la prostitu-
tion répondait à la loi de l’off re et
de la demande. Dans les maisons
d’abattage, avec un travail très
diffi cile pour les femmes, beau-
coup de passes quotidiennes,
bien souvent, les clientèles
étaient mixtes, malgré tout. »
Si on déteste que les Arabes
puissent coucher avec des
Blanches – plus tard, pendant
les guerres mondiales, l’admi-
nistration sera tracassée par ces
soldats indigènes frayant avec
des prostituées françaises –, les
Blancs, eux, peuvent avoir des
relations avec des indigènes.
«  C’est même encouragé! Cela
fait partie de l’aventure colo-
niale, c’est un ressort même de la
domination sexuelle. Il y a toute
cette vague de l’orientalisme.
Les mauresques dénudées,
dévoilées... Dans l’imaginaire
colonial, la femme indigène est
lascive, à disposition, les seins
nus à attendre l’homme blanc
devant sa porte  », souligne
Christelle Taraud.
Ce que l’administration colo-
niale craint en revanche, ce
sont les unions légitimes, avec des femmes
du cru qui pourraient concurrencer les
épouses laissées en France ou qui doivent
arriver bientôt. Pas question de suivre
l’exemple d’Ismaÿl Urbain, interprète de
Napoléon  III, qui s’est marié avec une
jeune Algérienne (et s’était même converti
à l’islam avant de venir en Algérie).
L’homme blanc peut frayer sexuellement
avec la femme indigène tout son soûl, à
condition que cela se fasse dans un cadre
bien spécifi que, celui d’un bordel, et avec
des femmes qui lui sont « réservées ». Là
aussi, revient l’obsession de ne pas se
mélanger avec les hommes indigènes.
Ecoutons ainsi la tenancière du Sphynx
d’Alger, maison de tolérance célèbre pour
Européens, qui veut recruter une nouvelle
fi lle, citée par Christelle Taraud dans
« Amour interdit » (Payot, 2012) : « En ce
moment je n’ai pas de place, mais dès que je
le pourrai, tu viendras chez moi. Mais à une
condition : tu ne diras jamais aux clients que
tu viens d’un bordel pour Arabes. Ici, c’est
strictement réservé aux Européens. Quel
qu’il soit, un bicot ne franchit pas ce seuil. » Q

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