L’Obs N°2858 Du 15 au 21 Août 2019

(Jacob Rumans) #1

ERIC PIERMONT/AFP L’OBS/N°2858-15/08/2019 33


ENQUÊTE


de jeux d’argent. Il sait l’attachement des
Français à leur Loto, il sait aussi que la
société est active sur un marché suscep-
tible d’intéresser les mafi as mondiales.
Si polémique il y a, elle sera là, pense-t-il.
Pourtant, la première lecture du texte à
l’Assemblée comme au Sénat suscite peu
de contestation. Première surprise : en
seconde lecture, c’est principalement le
sort d’ADP qui est discuté. Deuxième sur-
prise, sidérante cette fois : l’alliance incon-
grue d’élus socialistes, LR et « insoumis »
pour lancer une procédure de référendum
d’initiative partagée (RIP)! Explication du
député LR Gilles Carrez : « Avec des parle-
mentaires de droite comme de gauche, nous
partagions le même sentiment de frustra-
tion, car nous n’avions pas pu faire entendre
nos arguments comme nous le souhaitions
dans le cadre du débat. Il fallait obtenir
185 signatures des parlementaires pour lan-
cer la procédure, on en a obtenu presque

250. » Pour le socialiste Boris Vallaud, « ce
RIP, c’est la conséquence d’un Parlement
maltraité. Nous avons inlassablement
demandé au gouvernement d’avoir accès au
cahier des charges qui devait fi xer les règles
s’imposant au nouveau gestionnaire, en
vain. C’est seulement à la toute fi n des
discussions que l’on a pu le consulter, dans
une salle de l’Assemblée ».
Voilà pour la forme. Quant au fond, l’op-
position à la privatisation d’ADP diff ère
d’un groupe politique à l’autre. « La France
insoumise voulait surtout gêner Macron.
Moi, c’est l’intérêt même de l’opération qui
me dérange, explique Gilles Carrez.


En 2005, je m’étais opposé à la privatisation
des autoroutes. Il avait fallu se battre pour
que l’Etat double son prix de vente. Mais
comme le contrat a été mal fi celé, les ache-
teurs ont ensuite bénéfi cié de l’eff ondrement
des taux d’intérêt, car leurs acquisitions
étaient fi nancées par endettement, sans que
l’Etat puisse en profi ter. Cette marge impré-
vue s’est transformée en dividendes.  » Les
pro comme les anti-privatisation d’ADP
sont tous d’accord : c’est bien le trauma-
tisme de la cession des autoroutes qui a mis
les projecteurs sur la vente d’ADP. D’autant
qu’un des grands gagnants potentiels de
cette dernière est aussi... Vinci! Groupe
dont l’image s’est considérablement dégra-
dée entre-temps : « Les dirigeants ont fait
l’erreur majeure de mettre le nom du groupe
sur leurs autoroutes ou leurs parkings », juge
un ancien haut cadre de Vinci.

“USINE À GAZ”
Mais la motivation offi cielle de ces opéra-
tions est, elle aussi, contestée : «  Le fonds
pour l’innovation est devenu indéfendable »,
juge un des candidats à la privatisation.
« Une usine à gaz », abonde un magistrat de
la Cour des Comptes, qui a étrillé le dispo-
sitif. Ce qu’avaient imaginé les technos de
Bercy? Placer l’argent de la vente en obli-
gations perpétuelles du Trésor, qui rappor-
teraient 2,5% par an, puis utiliser ces inté-
rêts pour investir dans des start-up. On ne
parle donc plus de 10  milliards, comme
promis... mais de 200 à 300 millions d’eu-
ros par an. Une somme que les simples divi-
dendes d’ADP ou de la FDJ auraient tout

aussi bien pu fournir! Alors comment jus-
tifi er toute cette construction? «  La loi
interdit d’assigner ces recettes à une dépense
précise, et le fonds pour l’innovation pourrait
se retrouver à cours de ressources si un
gouvernement changeait l’aff ectation des
dépenses », dit-on à Bercy. Un argumentaire
qui cache donc l’essentiel : la volonté de pri-
vatiser parce que ce serait mieux pour les
entreprises. «  La conviction profonde de
Bruno Le Maire, c’est qu’un Etat n’a pas à se
mêler de la production de voitures ou de la
gestion d’un aéroport  », résume un de ses
conseillers. « Alors pourquoi l’Etat n’a-t-il
pas tout simplement dit que le privé serait un
meilleur gestionnaire ?  » s’énerve un des
candidats.
Augustin de Romanet, le patron d’ADP,
refuse, lui, de prendre parti sur ce sujet,
mais souligne ses performances : « On peut
être une entreprise publique et être bien
gérée! Regardez notre cours de Bourse : ces
sept dernières années, il a été multiplié par
trois. L’Etat ne nous a pas empêchés de nous
développer à l’étranger. Nous avons amélioré
nos services, progressé dans les classements
internationaux, et mon objectif est mainte-
nant de bâtir un leader mondial de l’hospi-
talité à la française : je veux qu’on choisisse
d’atterrir chez nous parce que nous serons
les meilleurs... » Un satisfecit balayé par les
candidats au rachat, qui affi rment pouvoir
mieux faire. Parce que ni Roissy-Charles-
de-Gaulle ni Orly n’ont jamais été bien
notés dans les classements internationaux.
Parce que les aéroports parisiens manquent
de services ou de douaniers, et souff rent
d’attentes aux contrôles. Un postulant : « Ils
n’ont fi ni par acheter des guichets automa-
tisés pour le contrôle des passeports que
contraints et forcés. Ils attendaient que l’Etat
le fasse. Un bon gestionnaire l’aurait fait lui-
même. » Un autre candidat : « Leur person-
nel est mal placé, ils feraient mieux d’en avoir
davantage au contrôle des valises. »
Facile à dire, maintenant que les gestion-
naires privés n’auront sans doute pas à
montrer leur supériorité! Car plus grand-
monde ne croit que la privatisation suivra
son cours comme annoncé. Certes, la cam-
pagne de signatures marque le pas, alors
que pour obtenir la tenue d’un référen-
dum, il faudrait théoriquement qu’après
les parlementaires 4,7 millions de Français
demandent d’ici à mars l’organisation d’un
tel scrutin. Mais Emmanuel Macron, qui a
promis une politique plus à l’écoute, peut-il
vraiment ignorer une double réticence
parlementaire et populaire? Q

Le PDG d’ADP, Augustin de Romanet (ici, en 2018 avec Bruno Le Maire), ne se prononce
Vu sur https://www.french−bookys.compas sur la cession mais se défend : « On peut être une entreprise publique et être bien gérée. »

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