L’Obs N°2858 Du 15 au 21 Août 2019

(Jacob Rumans) #1

38 L’OBS/N°2858-15/08/2019


FICTION


En 2019, “l’Obs” se projette en 2049 à travers une série


d’événements et d’articles pour penser notre quotidien


dans trente ans. Cet été, place à la science-fiction avec


le feuilleton écrit en exclusivité par l’auteure Catherine


Dufour, dont voici le cinquième épisode


Par CATHERINE DUFOUR Illustration RIKI BLANCO

L’algorithme


des futurs


pères


B


lanket devait se souvenir toute sa vie de cette invita-
tion-là : The Metabolome. Non qu’il y ait croisé son ami
Walid – il n’y croisa pas Walid, qui avait pourtant pro-
mis de venir. C’était assez courant, et Blanket se pas-
sait le plus souvent bien de lui. Mais ce jour-là, il le
chercha assidûment car la réception était assommante. Elle réu-
nissait des pontes de la biochimie qui péroraient en évaluant par
en dessous le poids financier de leurs interlocuteurs. Les femmes
traînaient des voiles en fluoride et des mensurations parfaites avec
un air d’ennui vaniteux qui les rendait, aux yeux de Blanket,
presque toutes aussi laides. Le lieu, un grand palais de marbre
synthétique fendillé par le soleil, surplombait l’Escaut.
La seule rencontre amusante que fit Blanket fut celle d’une
convive très ivre, qui se vantait de faire partie d’un kiss to death,
ces bandes de militantes qui se débarrassaient des agresseurs
sexuels en se jetant sur eux à cinquante. La justice en était encore
à évaluer si le câlin était, oui ou non, une arme par destination.


  • Je te préviens, bafouillait la demoiselle, j’ai un cockblock dans
    le vagin qui se déclenche au-dessus de 0,8 g d’alcool dans le sang,
    va pas risquer ta virilité là-dedans, d’accord?
    Blanket n’y avait même pas songé. Réfugié derrière une plante
    verte, il y rencontra Rupet, une androgyne ravissante – elle tenait
    au pronom féminin. Mais c’est le regard triste de Rupet qui fit


craquer Blanket. Il sentit en lui une montée d’émotion paternelle
qu’il n’avait encore jamais éprouvée.


  • Je vais vous chercher un verre?
    Rupet regarda autour d’elle :

  • Vous pouvez, je crois. Je crois que mon client s’est endormi le
    nez dans une touffe d’asparagus.

  • Client?

  • Travail parasexuel. Notre contrat est très clair : il a le droit de
    poser les mains juste là et là, pas de prestation bucco-buccale, et
    pas de débordement verbal trash. C’est un contrat de e-largement,
    on dit comme ça. Mon client voulait juste m’emmener en soirée,
    me lécher le cou, prendre des photos, les poster, et que ses potes
    bavent d’envie aussi sociale que sexuelle.

  • C’est vrai que vous êtes très, euh...

  • Très bien retouchée, merci. Et assez tarte. On ne se rend pas
    compte mais c’est un travail, la retouche physique. Epilation de
    haut en bas à la douchette laser, gommage général, la chatte tein-
    tée en multicolore – ce n’est pas que j’avais l’intention de m’en
    servir, mais le mental, ça compte. J’ai passé trois heures à me
    maquiller en nude, plus deux à édifier un chignon, tout ça pour
    avoir l’air parfaitement naturelle et légèrement décoiffée. Heu-
    reusement, mon client n’est pas vilain. Mais franchement bête. Et
    il a les mains moites. Un bon loyer vite gagné, c’est tout.
    De verre en verre, Blanket apprit bien des choses qu’il savait
    déjà, et d’autres dont il n’avait pas la moindre idée sur la façon dont
    la nouvelle génération gérait sa vie : le bac + 6 qui ne se vend pas,
    travailler aujourd’hui tout en cherchant du travail pour demain,
    l’accumulation de microjobs. Rupet les énuméra : envoyer des avis
    positifs sur le site Beaujolais.nouveau, traduire des captchas cyril-
    liques, écouter chaque jour à 18 heures, pendant vingt minutes, un
    senior perclus de solitude contre 20 euros, cliquer sur des bannières
    publicitaires jusqu’à s’en faire mal au doigt, donner son sang, sa
    lymphe, sa moelle et ses totipotentes, sous-louer son studio (« Mais
    ça, je ne peux plus : mon petit ami refuse de dormir dans la rue, même
    en été ! »), mettre en ligne des séquences vidéo un peu chaudes et
    des bouts de mémoire de maîtrise retraités en articles scienti-
    fiques, féconder les plantes des jardins de toit au pinceau à un poil,
    promener des NAC (nouveaux animaux de compagnie : furets,
    belettes et hyènes), nettoyer des chambres d’hôtel (« Je brique une
    chambre de Formule Cheap en moins de quatre minutes! Oui, c’est
    un record »), tester des jeux, des médicaments, des sextoys.


Vu sur https://www.french−bookys.comL’ÉTERNEL ÉTÉ (5/6)

Free download pdf