L’Obs N°2858 Du 15 au 21 Août 2019

(Jacob Rumans) #1

✎ RIKI BLANCO POUR « L’OBS » L’OBS/N°2858-15/08/2019 39



  • Mais louer un de mes reins, ça non! Je m’y refuse. Je tiens
    à mes cuites.
    Rupet parla des offres d’emploi bidon que des sociétés au bord
    de la faillite mettaient en ligne, pour faire croire à leurs clients et
    à leur banquier que tout allait bien, de celles que le gouvernement
    inventait (elle en était sûre) pour pouvoir affirmer que trop d’offres
    d’emploi ne trouvaient pas preneur-se et baisser les alloca-
    tions-chômage, de celles pour lesquelles elle n’était pas assez qua-
    lifiée, celles pour lesquelles elle l’était trop, et celles pour lesquelles
    elle avait été qualifiée, sauf que – « c’est comme ça à chaque fois »

  • son diplôme venait juste d’expirer. Elle parla de son studio à
    parois mobiles, qui rétrécissait quand elle n’arrivait pas à payer la
    totalité de son loyer. Elle avait une douche à pièces, un radiateur
    à pièces, mangeait les légumes qu’elle cultivait sur son balcon,
    brassait sa bière et vendait ses potimarrons. A la fin de cette longue
    confidence, Blanket regardait ses chaussures en cherchant
    quelque chose à dire :

  • C’est difficile, c’est sûr.
    Rupet éclata de rire :

  • Le défaitisme, c’est un luxe de grands-parents. Nous, on n’a
    droit qu’à l’humour et à l’alcoolisme.
    Elle mélangea le fond de son verre avec une paille en papier :

  • Je suis comme toutes les femelles, moi : j’ai fait des sciences
    molles, alors qu’il n’y a que les dures qui paient. Je ne suis pas tra-
    der, actuaire, bionucléaire ou neurologue. C’est comme ça, chez
    les filles : les sciences molles ou le care. Foutue orientation à 13 ans.
    Et comme, en plus, je ne suis pas blanche...

  • Et... vous avez un contrat prévu, demain?

  • Table basse. Quatre heures à quatre pattes dans une boîte à
    cul. Une ficelle entre les jambes, de la poudre partout, des verres
    sur le dos et pas le droit de se gratter le nez. Même en cochant
    toutes les options « interdit de toucher », ça paie l’eau. Mais
    n’allez pas croire que je me plaigne! Simplement, c’est comme
    ça, maintenant. Et de toute façon, dans un an, j’aurai décroché
    une maîtrise en gestion des données des défunt-e-s. Ça, c’est un
    bon secteur! Le data mining de données post-mortem. Parce
    que chaque mort-e retourne à la poussière en laissant derrière
    lui ou elle un pétaoctet de données. Enfin! J’aurai un job de jour
    avec un salaire au-dessus du seuil de pauvreté, une assurance
    santé, un lieu de travail avec des collègues, et même un CDD
    miroitant au bout de ma route.
    Blanket et Rupet se promenèrent un moment sur la plage
    de Sint-Anneke, goûtant la fraîcheur du fleuve du bout du pied.
    Quand Blanket se trouva assez dessoûlé pour reprendre
    l’avion, il hésita à laisser un message rageur à Walid, renonça,
    et s’endormit le front contre le hublot glacé. Il se réveilla tota-
    lement cafardeux. Quand on aime, on peut épuiser l’amour par
    le sexe, mais quand on aimerait avoir de grands enfants, qu’est-ce
    qu’on fait? Il en conclut que son problème ne pourrait pas se
    résoudre en moins de vingt ans, et rentra chez lui, à Annecy,
    avec la ferme intention de s’abonner à « SolidPartner, l’algo-
    rithme des futurs pères ». ■


➠ La semaine prochaine, retrouvez le sixième et dernier épisode :
« Les moissonneurs de l’éternel été »

Vu sur https://www.french−bookys.com

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