SARAH HALIFA-LEGRAND L’OBS/N°2858-15/08/2019 45
REPORTAGE
Dev Sharma, chef de milice.En avril 2017, les jeunes
miliciens du mouvement
Hindu Yuva Vahini défi lent
dans un quartier musulman
d’Unnao, dans le nord du pays.Depuis l’arrivée au pouvoir
en 2014 du Premier ministre
nationaliste hindou Narendra
Modi, réélu en mai dernier,
des extrémistes religieux ciblent
les musulmans et sèment
en toute impunité la terreur
dans les villages. Dans l’Uttar
Pradesh, nous avons rencontré
un de leurs chefs
De notre envoyée spéciale
SARAH HALIFA-LEGRANDC
’est un jour exceptionnel pour
Dev Sharma. Pour la première
fois de sa vie, il va parler à des
journalistes. Alors il a mis ses
plus beaux vêtements, ceux
qu’il revêt lorsqu’il monte à la tribune pour
déverser sa haine des musulmans. Lunettes
de soleil pour le côté mafi eux, chemise
rouge sang pour le côté chic, grosses bas-
kets blanches pour le côté
fric et tilak safran sur le front
pour le côté spirituel. Il nous
reçoit fi èrement, les pieds
dans les bouses de vache,
au milieu des nuées de
mouches, sous un soleil
impitoyable. Dev Sharma est
un gau rakshak, un protec-
teur des vaches sacrées. Il en
a quatre-vingt-huit dans son
étable. Mais, derrière ce titre
bucolique, ce sourire timide
et cette petite moustache, se
cache un justicier sanguinaire qui sème la
peur sur Agra, la ville du Taj Mahal, et,
au-delà, dans tout l’Etat de l’Uttar Pradesh.
Ce père de famille de 32 ans en apparence
sans histoires, qui gagne sa vie comme
manipulateur en radiologie dans une
clinique, règne dans l’ombre sur un millier
d’hommes dans une zone grande comme
la moitié de la France. C’est lui, le coordi-
nateur des milices qui, au nom de la
défense de la vache sacrée, terrorisent les
musulmans suspectés de convoyer dubétail destiné à l’abattoir, ce qui est inter-
dit dans la plupart des Etats indiens. Et
c’est là, dans ce « gau shala », ce refuge
pour vaches où fl otte le drapeau safran
des extrémistes hindous, qu’il fomente
des ratonnades meurtrières, versions
indiennes d’« Orange mécanique ».
Quel mal s’est donc emparé du pays du
Mahatma Gandhi? Depuis l’arrivée au
pouvoir, en 2014, du Premier ministre
nationaliste hindou Narendra Modi, réélu
triomphalement en mai dernier, l’Inde fait
face à une off ensive sans précédent contre
ses 200 millions de musulmans (14% de la
population) : abolition du statut d’auto-
nomie au Cachemire (voir encadré p. 46),
projet de loi excluant de la citoyenneté
indienne les réfugiés musulmans dans
l’Etat de l’Assam, et vague de lynchages
inédite qui cible principalement cette
minorité... Des brigades de « vigilantistes »,
sorte de police des mœurs, sévissent
désormais un peu partout. En cinq ans, au
moins 76 personnes sont mortes dans des
exécutions sommaires. Ces crimes sont
commis principalement sous prétexte de
protéger les vaches sacrées. Car la vénéra-
tion des hindous pour la « Gau Mata » (la
« vache mère »), comme ils appellent
celle qu’ils considèrent comme la mère
universelle, sert d’instrument de mobili-
sation idéal contre les musulmans accu-
sés de consommer du bœuf.
Pour approcher Dev
Sharma, nous avons dû
ruser. Faire mine d’être sen-
sible à sa cause. Etre pro-
vache et anti musulman le
temps d’une journée. Une
fois mis en confi ance, il s’est
assis sur un charpoy, le lit
traditionnel en cordes tres-
sées, entouré de ses bêtes à
cornes et de ses hommes de
main. Et il a commencé à
nous raconter. Des histoires
sordides à n’en plus fi nir.
« Quand il y a un cas suspect de trafi c de
bétail, l’information se diff use sur les réseaux
sociaux, principalement sur WhatsApp, et
remonte jusqu’à nous », nous explique- t-il
sur un ton quasi clinique. Dans un pays où
un tiers de la population a déjà un smart-
phone, les fausses rumeurs se propagent
en un temps record. Et Dev Sharma ne
prend manifestement pas la peine de véri-
fi e r. « A ce moment-là, on fi le à moto, on
encercle le pick-up, et on tape sur les types.
A coups de poing ou avec des bâtons.