L’Obs N°2858 Du 15 au 21 Août 2019

(Jacob Rumans) #1

46 L’OBS/N°2858-15/08/2019 DOC « L’OBS »


Parfois des villageois
nous rejoignent. On recrute
parmi eux. On a des gens par-
tout, se vante-t-il. Entre le
moment où on reçoit l’infor-
mation et le moment où on
arrive sur place, il ne se passe
pas plus de deux heures.  »
Histoire que l’on com-
prenne bien de quoi il
retourne, un de ses sbires
nous montre une photo
prise sur son téléphone. On
y voit un pauvre homme
implorer ses bourreaux, les
bras tendus vers le ciel. Le
visage tuméfi é, la chemise
déchirée, la poitrine lacérée.
Il pleure comme un enfant.
Les mafi eux à moustache
ricanent. Leur chef ne cille
pas. Il est convaincu du bien-fondé de sa
mission : « Nous les hindous sommes mena-
cés par les musulmans parce qu’ils veulent
détruire notre religion, comme au temps où
les Moghols régnaient sur l’Inde. Mais nous
ne les laisserons pas faire.  » D’autant qu’il
s’est trouvé une caution morale dans la
« Bhagavad-Gita » : ce récit mythique dont
les nationalistes hindous ont fait leur texte
sacré « nous dit que la guerre et la violence
au nom de la religion sont justifi ées ». A-t-il
déjà tué? Dev Sharma nous répond par ce
petit balancement de la tête typique des
Indiens qui ne veut dire ni oui ni non. Alors
oui ou non? « Quand on tape, on sait à quel
moment on doit s’arrêter, finit-il par
répondre. Lorsque les gens meurent, c’est
soit en détention aux mains des policiers, soit
sous les coups de villageois en colère. » On
n’est pas forcé de le croire. Le tortionnaire
en chef déballe toutes ses histoires sans
aucun remords. On a l’impression qu’il

narre son dernier coup d’éclat dans un
match de cricket. Comme les djihadistes,
les gau rakshak prennent même un malin
plaisir à poster leurs «  exploits  » sur les
réseaux sociaux. Des centaines de vidéos
et de photos de ratonnades circulent en
ligne. « On assiste de plus en plus à une radi-
calisation sur internet. WhatsApp est deve-
nue l’université de la haine », constate avec
effarement le militant des droits de
l’homme Harsh Mander. Mais l’objectif est
surtout de terroriser. « Ce qu’on veut, c’est
qu’ils aient suffi samment peur pour ne pas
recommencer et en faire des exemples pour
les autres  », explique froidement un des
gau rakshak, en tirant sur ses moustaches
recourbées façon maharaja.
Des villages musulmans entiers vivent
désormais pétrifi és par la peur. Jusqu’au
10  novem bre  2017, Ghatmika était une
oasis dans les sables du Rajasthan, un
hameau de petites maisons en brique et de

huttes au sol en terre battue
caché sous les arbres, où les
éleveurs vivaient de la vente
du lait de vache : 18  roupies
(23  cen times d’euro) par
litre. Ce jour-là, Umar Khan
était parti acheter trois
vaches au marché aux bes-
tiaux de Jaipur afi n d’ac-
croître son cheptel. Il n’est
jamais revenu. Intercepté
par des gau rak shak, il a été
tué d’une balle dans la poi-
trine, défi guré, et jeté sur les
rails du train. Quant aux
vaches qu’il avait achetées,
elles ont disparu, probable-
ment emmenées dans un
refuge tenu par des gau
rakshak. Maqsood, le fi ls
aîné d’Umar, a porté plainte.
Mal lui en a pris. Les huit meurtriers pré-
sumés de son père ont été très vite libérés
sous caution. Depuis, ils pourchassent sans
merci ce jeune ado au regard triste et au
menton têtu. Il les a croisés dans l’enceinte
de la Cour de Justice : « Tu seras tué comme
ton père », lui ont-ils souffl é. Il les a vus de
nouveau au côté des policiers le jour où il
a lui-même été jeté en prison sous de
fausses accusations et battu sans relâche
pendant deux  mois. Depuis, le village a
sombré dans un cauchemar sans fi n. Le
petit attroupement qui s’est formé autour
de nous soupire d’une même voix : « On a
peur de sortir, d’aller au marché, d’aller aux
champs. » Cruelle ironie, Gandhi, qui rêvait
d’un pays multiconfessionnel, était venu au
moment de la partition dans cette région
du Mewat, où les musulmans sont très
nombreux, pour les implorer de ne pas
quitter l’Inde pour le Pakistan : « Vous serez
en sécurité, ne partez pas », leur avait-il dit.
Aujourd’hui, quiconque ose contester les
gau rakshak risque d’avoir de sérieux
ennuis. Les témoins encombrants, comme
le jeune Maqsood. Les activistes venant en
aide aux victimes, comme Arif, qui a vu sa
maison fouillée de fond en comble. Les avo-
cats, comme maître Akhtar. « Ils viennent
par groupes d’une vingtaine d’individus aux
audiences pour m’intimider  », raconte le
vieux routier du barreau d’Alwar aux che-
veux couleur carotte – eff et du henné sur
son scalp gris. Nous-mêmes avons choisi
par sécurité d’aller rencontrer des victimes
au Rajasthan, où sévissent des groupes
similaires à celui de Dev Sharma et non sur
son propre territoire, en Uttar Pradesh.

Dev Sharma prend la pose, avec quelques-uns de ses « gau rakshak »,
dans l’uniforme du RSS, puissante organisation inspirée par le nazisme.

LES HINDOUS À L’ASSAUT DU CACHEMIRE


Les nationalistes
hindous en rêvaient
depuis soixante-
douze ans ; Narendra
Modi l’a fait : le 5 août,
le Premier ministre
indien a révoqué
par décret le statut
d’autonomie de la
région du Cachemire
indien, le Jammu-et-

Cachemire, à majorité
musulmane. Cette
décision historique
s’inscrit dans la
droite ligne du projet
fondamentaliste
de faire de l’Inde
une nation hindoue.
Au risque d’entraîner
à nouveau dans la
violence cette région

qui a déjà été
le théâtre de plusieurs
soulèvements
populaires ayant fait
plus de 41 000 morts,
et de raviver les
tensions entre l’Inde
et le Pakistan,
qui se disputent
ce territoire
depuis 1947. S. H.-L.

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