L’Obs N°2858 Du 15 au 21 Août 2019

(Jacob Rumans) #1

BERNAT ARMANGUE/AP/SIPA L’OBS/N°2858-15/08/2019 47


REPORTAGE


“NOUS


VIVONS DANS


UN PAYS QUI


APPARTIENT


AUX HINDOUS.


LES MUSUL-


MANS Y SONT


COMME DES


ESCLAVES.”


MOHAMMED, 28 ANS

Mais, même là, nous
avons eu l’impression
d’être suivis. Paranoïa?
Les protecteurs des
vaches sacrées semblent
agir en toute impunité.
La plupart du temps, la
police les laisse faire, et
les miliciens installent
leurs propres barrages
sur les routes. Parfois,
elle travaille main dans la
main avec eux : « On pré-
vient toujours la police, et
c’est elle qui prend en
charge le criminel une fois
qu’on l’a passé à tabac  »,
raconte Dev Sharma. Et
souvent elle protège les
accusés et charge les vic-
times. Il n’y a là rien
d’étonnant : l’Etat a choisi son camp. « Le
BJP, le parti nationaliste hindou de Naren-
dra Modi qui gouverne l’Inde, crée un climat
qui légitime la haine contre les musulmans »,
dénonce Harsh Mander. Dev Sharma se
targue d’ailleurs d’avoir « le soutien du gou-
vernement  » depuis qu’un
moine guerrier extrémiste,
Yogi Adityanath, a pris les rênes
de l’Uttar Pradesh, en  2017.
Dans son rapport annuel sur la
liberté religieuse publié en juin,
le Département d’Etat améri-
cain a épinglé l’absence de
réaction des autorités
indiennes face à l’augmenta-
tion des violences interreli-
gieuses depuis que Modi est au
pouvoir. Après un énième lyn-
chage, ce dernier a fi ni par se
déclarer... « triste ». Les musul-
mans ont dû apprécier.
C’est que Narendra Modi et
Dev Sharma servent en réalité
un même dessein : l’avènement
d’un hindu rashtra, d’une nation hindoue,
en lieu et place de l’Etat multiconfessionnel
actuel, dit «  séculariste  », qui reconnaît
toutes les religions sur son territoire.
Comme l’Amérique de Trump, la Turquie
d’Erdogan ou l’Italie de Salvini, l’Inde se
retrouve, elle aussi, emportée par cette
vague majoritariste, ultraconservatrice et
autoritaire qui balaie le monde. Mais ici,
elle remonte à très loin. C’est l’objectif que
poursuit, depuis 1925, l’organisation civile
la plus puissante du monde, le RSS, le
Rashtriya Swayamsevak Sangh (l’associa-

tion des volontaires nationaux), qui reven-
dique quelque 6  millions de membres.
Cette confrérie, dont les fondateurs furent
inspirés par le fascisme mussolinien puis
le nazisme hitlérien et dont faisait partie
l’assassin de Gandhi, œuvre souterrai-
nement depuis un siècle à
s’étendre à toutes les strates
de la société pour gagner les
esprits à sa cause. Ce long pro-
cessus de radicalisation est
en train de triompher. Depuis
qu’ils sont au pouvoir, les
nationalistes hindous eff acent
le passé islamique du pays,
renomment les villes et les rues,
récrivent l’histoire. Ils s’en
prennent à tout ce qui pourrait
leur faire barrage  : les musul-
mans mais aussi l’élite libérale.
Des écrivains sont menacés,
des journalistes et penseurs
assassinés, des professeurs pla-
cardisés. « Parce que nous disons
que ce n’est pas un pays hindou
et qu’il faut respecter les droits des minorités,
le RSS cherche à nous réduire au silence »,
dénonce Nivedita Menon, professeure de
science politique, poursuivie pour sédition
en raison de ses discours critiques sur le
projet nationaliste hindou.
C’est de cette puissante organisation
dont Narendra Modi et Dev Sharma sont
issus. Le premier en est le visage politique ;
le second un exécuteur des basses œuvres.
Le gau rakshak  a rejoint les rangs du RSS
à 17 ans. « J’ai été remarqué pour ma colère
contre les musulmans  », nous précise- t-il

avec fi erté. Tous les matins à
6 heures, il participe au shaka,
l’entraînement quotidien du
RSS. Il enfi le son uniforme,
short kaki et chemise blanche,
se prosterne devant le drapeau
safran des nationalistes hin-
dous, pratique des postures de
yoga et s’exerce au niyudha, un
art martial, « pour défendre la
nation et la religion face à ceux
qui l’attaquent  ». Il s’assure
que ses miliciens aient eux
aussi tous au moins sept jours
d’entraînement spirituel et
physique.
Le RSS a beau nier en bloc
– « ces “gau rakshak” ne sont pas
du tout liés au RSS et nous avons
toujours été contre la violence »,
nous jure un de ses leaders,
Manmohan Vaidya –, c’est pourtant bien
cette organisation qui est l’instigatrice de
cette violence. « Autrefois, le RSS coordon-
nait des émeutes communautaires à grande
échelle ; maintenant, il instrumentalise de
petits groupes passés maîtres dans l’art du
lynchage. Il a opté pour une stratégie plus
discrète mais le but est toujours de produire
de la terreur  », accuse Nivedita Menon.
Résultat, « dans cette démocratie ethnique
qui est en train de s’installer, les musulmans
doivent soit prêter allégeance à la culture de
la majorité hindoue, soit disparaître de l’es-
pace public  », constate le politologue
Christophe Jaff relot (1).
A Mirzapur, on a compris le message.
Les habitants de ce village du Rajasthan,
qui ont vu Sagheer, l’un des leurs, rester
trois jours dans le coma après avoir été
passé à tabac par des gau rakshak le
30 décem bre 2018, envisagent d’abandon-
ner leur seul moyen de subsistance, l’éle-
vage de vaches laitières. Mohammed,
28 ans, nous interpelle : « Madame, nous
n’avons pas le choix, nous vivons désormais
dans un pays qui appartient aux hindous.
Les musulmans y sont comme des esclaves. »
Dev Sharma et ses hommes sont en train
de gagner. Le gau rakshak en chef prend
congé de nous en grimpant avec deux de
ses acolytes sur leur Royal Enfi eld, celle
dont ils se servent pour leurs expéditions
punitives. « Jai Shree Ram ! » (« Vive le dieu
Ram ! »), scandent-ils en faisant vrombir
le moteur. Leur cri de guerre fait s’envoler
les corbeaux. Q
(1) « L’Inde de Modi : national-populisme et démocratie ethnique »,
de Christophe Jaf frelot, Fayard.

Mirzapur, le 22 janvier 2019. Un homme montre une photo de Sagheer,
Vu sur https://www.french−bookys.comun villageois tombé dans le coma après avoir été attaqué par les miliciens.

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