L’Obs N°2858 Du 15 au 21 Août 2019

(Jacob Rumans) #1

L’OBS/N°2858-15/08/2019 57


PAR


TIPHAINE SAMOYAULT


✎ PIERRE MORNET POUR « L’OBS »

IDÉES


La peur, le narcissisme, l’arrogance... Personne n’est à l’abri d’un mauvais


penchant ou d’un sentiment coupable. Comment vivre avec? “L’Obs” a interrogé


des penseurs. Cette semaine, Tiphaine Samoyault nous parle de la honte


Propos recueillis par MARIE LEMONNIER
Illustrations PIERRE MORNET

H


abitée par la honte depuis l’enfance, l’écrivaine
Tiphaine Samoyault, biographe de Barthes et
professeure de littérature comparée, a voulu com-
prendre cet affect dévastateur qui, lorsqu’il se mue
en prise de conscience collective, porte en lui un
potentiel réparateur, voire révolutionnaire. De cette enquête, elle
a fait un livre, « Bête de cirque » (Seuil, 2013), à mi-chemin entre
le récit autobiographique et l’essai.

D’où vient qu’on puisse avoir honte sans avoir rien fait
de mal?
La honte est ambivalente. C’est un sentiment très individuel et
intime, mais aussi le plus social qui soit, puisque c’est toujours
par rapport aux autres que la honte se définit. La souffrance nar-
cissique, l’autodévaluation sont liées au regard que l’on pense que
les autres portent sur soi. C’est donc le sentiment d’être mal vu,
d’être jugé et mal jugé – « mal vu mal dit », disait Beckett.
Définie par ses antonymes, la honte est l’inverse de la fierté, qui
est le sentiment d’être bien jugé ou de s’assumer devant les autres.
Et elle a aussi pour antithèse l’arrogance ou la vanité, qui
consistent à se faire remarquer et à aimer cela. La honte, c’est
donc se faire remarquer et ne pas aimer cela.
Mais il y a aussi la honte des victimes et la honte des bourreaux,
qui correspondent à deux formes radicalement opposées de dés-
humanisation. Du côté des victimes, la honte se dissocie de la

culpabilité : c’est la honte d’être dénudé, malade, dévalué... Du côté
des bourreaux, il y a en revanche une culpabilité, qui peut s’accom-
pagner de honte et se transmettre parfois sur plusieurs générations.
La honte n’est-elle pas bien souvent le produit des normes
sociales? Dans votre livre « Bête de cirque », vous en donnez
cette définition : « La honte, lumière braquée sans pudeur
sur ce que d’habitude nous ne voulons pas montrer. »
Oui, la honte naît dans une situation de décalage par rapport à des
normes. Dans ce cas-là, on a effectivement l’impression qu’un pro-
jecteur est braqué sur quelque chose qu’on ne veut pas montrer,
on se sent mis à nu. La honte a d’ailleurs beaucoup à voir avec la
sexualité et le corps, et la honte de la nudité physique, pensée
depuis Rousseau mais aussi par Derrida nu devant son chat, est
une expérience assez partagée.
La honte peut s’accompagner de réactions physiologiques (rou-
gissement, tremblement), d’une certaine angoisse, et d’une volonté
de se cacher dans un trou, de disparaître. Car la honte est d’abord
un sentiment dévastateur pour celui qui l’éprouve. Quand elle est
aussi violente que chez Kafka, Primo Levi ou Cesare Pavese, elle
peut même conduire au désir de suicide. Dans « les Naufragés et
les Rescapés », écrit quarante ans après Auschwitz, Primo Levi
raconte dans le chapitre intitulé « La honte » comment la honte
d’être survivant s’est substituée à la honte du détenu du camp.
Et lorsqu’il traduit et préface « le Procès » de Kafka, qui raconte
l’histoire de Josef K., arrêté le jour de ses 30 ans pour une raison

LA HONTE


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