L’Obs N°2858 Du 15 au 21 Août 2019

(Jacob Rumans) #1

58 L’OBS/N°2858-15/08/2019 ✎ PIERRE MORNET POUR « L’OBS »


“LA HONTE EST LIÉE À L’IMPRESSION DE


N E PAS AVOIR DE PLACE DA NS LE MON DE.”


qu’il ignore, Levi commente la dernière phrase du livre, lorsque
le personnage principal est tué  : «  “Comme un chien !” dit-il, et
c’était comme si la honte devait lui survivre. » Levi dira que cette
phrase, incompréhensible pour beaucoup, est tout à fait claire pour
lui et qu’elle signifie deux choses. D’abord, la honte du personnage
qui, sachant qu’il n’avait aucune issue, n’a pas trouvé la force de se
supprimer lui-même mais s’est laissé tuer par deux sbires empo-
tés. Et puis la honte d’avoir vu que toute cette parodie de justice
était celle d’un monde d’hommes auquel il appartient : il a donc
eu honte d’être un homme.
La « honte d’être un homme », c’est la honte de ce qu’un homme
est capable de faire aux autres hommes, aux animaux, à la nature...
C’est ce sentiment que l’humain peut facilement franchir la fron-
tière de l’inhumanité. Deleuze, dans « l’Abécédaire », reprend cette
idée que la honte d’être un homme est peut-être la honte ultime,
qui en fait un sentiment non seulement psychologique, mais philo-
sophique et métaphysique.
Cela fait penser à la drôle d’expression de Lacan qui disait :
« Une hontologie, orthographiée enfin correctement. »
Pour lui, en effet, il ne peut y avoir d’ontologie, c’est-à-dire de pen-
sée de l’existence, sans honte. Car la honte, c’est la pensée de la
limite de l’humain, du moment où l’homme peut se déshumaniser.
C’est à la littérature que l’on doit souvent de briser le silence
autour de la honte de la manière la plus crue. En France,
nous avons notamment de grands écrivains de la honte
sociale : Annie Ernaux, Didier Eribon ou Edouard Louis...
Ce n’est pas uniquement français, mais cela a pris, il est vrai, une
certaine place dans la littérature française sous l’influence de la
sociologie de Bourdieu et de Bourdieu lui-même, à travers son
propre itinéraire de transfuge de classe qu’il essaie d’expliquer

dans « Esquisse pour une auto-analyse » (2004) et par ses enga-
gements dans l’arène politique, comme au moment des grandes
grèves de 1995. Et probablement Bourdieu, vivant, se serait-il
engagé dans l’aventure des « gilets jaunes », qui est elle aussi une
histoire de honte sociale.
Je remarque que les écrivains qui avancent ce terme de honte
pour y réfléchir et écrire avec sont au fond très politiques. Ce qui
est intéressant avec Edouard Louis, qui est d’une tout autre géné-
ration que celle de Bourdieu et de cette littérature produite entre
les années 1960 et 1980, à une période de grande mobilité sociale,
c’est qu’il fait exister cette question du transfuge de classe à
l’époque contemporaine, qui a connu une unification sociale.
Le plus surprenant, c’est qu’alors que ces trajectoires d’ascen-
sion sociale – ou de déchéance – ont déterminé tout le roman d’ap-
prentissage, la publication d’« En finir avec Eddy Bellegueule »,
où Edouard Louis manifestait cet ethos du transfuge et racontait
la lutte qu’il lui avait fallu mener, a suscité en retour une accusa-
tion de mépris de classe. Il a été traité de traître, et on lui renvoyait
sa domination en lui interdisant presque d’en sortir. Cela me
semble être un phénomène très contemporain, qui éclaire aussi
certains discours contre les « gilets jaunes ». Alors qu’au départ on
était positivement surpris que tout d’un coup des catégories silen-
cieuses s’expriment, très vite est apparue une volonté de musel-
lement massive et un peu méprisante. On leur a reproché de trop
parler, de faire trop de bruit, trop de dégâts...

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