L’Obs N°2858 Du 15 au 21 Août 2019

(Jacob Rumans) #1

L’OBS/N°2858-15/08/2019 59


Cela montre aussi à quel point la honte a cette
capacité de réduire au silence celui qui la vit, et
combien il est difficile d’y échapper une fois qu’elle
est inscrite en soi. Peut-on même en sortir?
Plus on est dominé et moins on parle, en effet. C’est
aussi le silence des « engloutis » qu’évoque Levi et qui
crée en retour la honte des survivants. Les êtres hon-
teux le restent très souvent, ils ont un rapport au
monde compliqué parce qu’ils sont dévalués, par les
autres, par des codes, mais aussi par eux-mêmes. Or
un sentiment de honte personnel est presque impos-
sible à rassasier. Quand la honte est infligée par les autres ou par
la société, en revanche, elle peut dans quelques cas se retourner ;
certains communautarismes y sont parvenus, ce qu’on appelle les
« Prides », les mouvements de fierté. Mais c’est plus difficile dans
un univers politique qui maintient ses codes comme déterminants
ou qui interdit les mobilités socioculturelles.
Durant vos recherches sur la honte, vous êtes allée voir
Annie Ernaux, qui a écrit «  la Honte  », précisément. Que
vous a-t-elle dit?
De ne pas avoir honte de ma honte. « Voyez-vous, m’a-t-elle dit,
chez nous, on était fiers de ce qu’on était. Mais dès qu’on sortait de
chez nous, on ne savait plus comment se tenir. Alors, pour tenir, j’ai
cessé de vouloir me tenir. »
Ce que montre Annie Ernaux, c’est qu’avant la honte du trans-
fuge, il y a la honte sociale d’appartenir à la classe des dominés.
Cette honte-là est liée à la question des codes et de leur non-
maîtrise. C’est le sentiment de mal parler, de ne pas être assez bien
habillé, d’avoir de mauvaises habitudes à table... « On avait honte
tout le temps, tout le monde avait honte dans mon milieu », écrit-
elle. La norme de sa classe, c’était finalement d’être dominé et
d’avoir honte de cette domination.
La honte du transfuge est tout autre, c’est le sentiment d’avoir
trahi son groupe, de dominer soi-même son milieu et donc d’in-
fliger la honte à sa famille en devenant cette norme par laquelle
elle se sent humiliée.
La question d’Annie Ernaux n’est pas de dépasser cette honte,
mais d’en faire un enjeu d’écriture. Elle cherche une langue qui
dénude la vérité des vies humiliées, et donc une forme d’épure.
Il s’agit de rester au ras de la honte, en évitant toute forme de sur-
plomb ou de renversement, pour ne pas se faire complice de la
domination et des mondes qui infligent ce sentiment d’humilia-
tion à d’autres. Cela implique un travail considérable de décon-
struction du regard, l’effacement systématique de toute référence
savante. Elle utilise en revanche la chanson populaire, les pro-
verbes... Par là, elle rend justice et donne de la valeur à une culture
et à une langue jusque-là dévalorisées. Et donc elle crée du désir
chez son lecteur plutôt que du rejet, de la condescendance ou du
mépris. C’est une écriture fantastique, qui étreint. Il n’y a pas de
lyrisme chez Ernaux, mais des éclats de lyrisme qui tombent
telles des étoiles filantes sur les choses ordinaires de l’existence,
comme « Regarde les lumières mon amour », le texte qu’elle a
écrit sur le supermarché de Cergy.
Quand la honte devient un «  mode de vie  », comme le
raconte Ernaux, elle s’imprime aussi dans les corps.
Absolument. Je suis souvent passée place Stalingrad à Paris quand
il y avait les camps de migrants, et la honte de ne pas pouvoir se
laver, de faire la queue pour avoir le droit à une soupe, saute aux
yeux. Seulement, ce n’est pas de cette honte-là qu’on parle dans

les journaux. En tapant sur Google les mots « honte »
et « migrants », on tombe sur une quantité phénomé-
nale d’occurrences sur le thème de « la honte de l’Eu-
rope  », c’est devenu un véritable cliché médiatique.
Mais ce qui me frappe, c’est que la honte est placée du
côté des dominants, elle a à voir avec la responsabilité,
elle est plus proche de la culpabilité que de l’humilia-
tion et de la blessure narcissique. Car les humiliés, ce
sont quand même les migrants, ceux qui vivent dans
la rue. Cette honte est celle que l’on doit considérer, et
on l’occulte à force de rabâcher la nôtre.
Vous écrivez dans « Bête de cirque » : « J’avais l’intuition
que ce que je voulais comprendre avait quelque chose à voir
avec le fait d’être une femme. » Pourquoi?
Parce que pour moi, la question de la honte est liée à l’impression
de ne pas avoir de place dans le monde. Quand on ne sait pas et
qu’on ne comprend pas quelle est sa place, on a tendance à se juger
et à se dévaluer. Or l’émancipation des femmes est aussi une
histoire de déplacement.
Y a-t-il néanmoins des vertus à la honte?
Dans sa préface datant de 1961 aux « Damnés de la terre » de Frantz
Fanon, Jean-Paul Sartre écrit cette phrase : « Ayez le courage de lire
Fanon : pour cette raison qu’il vous fera honte et que la honte, comme
disait Marx, est un sentiment révolutionnaire. » Quand elle est col-
lective, en effet, la honte peut donner lieu à un retournement et à
un engagement. Toute culpabilité historique détermine des hontes
politiques. La honte se fait alors dénonciatrice ou révélatrice, avec
des effets négatifs possibles bien entendu mais aussi des effets
positifs, comme la mise en place de processus de mémoire et de
réparation. On peut penser à tout le travail qu’a effectué l’Alle-
magne après la guerre. Ou, depuis la Commission Vérité et Récon-
ciliation en Afrique du Sud, à tous les efforts menés en direction
des communautés déchirées dans le monde, qui mettent au centre
du processus l’expression de la honte politique collective par la
confrontation des victimes et des bourreaux. C’est à partir de l’ex-
pression de cette honte qu’on essaie de refonder la communauté.
Cela a ses limites, bien sûr. Dans le film en trois volets d’Axel
Corti, l’extraordinaire « Welcome in Vienna » (1986), sur des juifs
viennois immigrés aux Etats-Unis entre 1933 et 1945, l’un des
personnages dit à un moment : « Ils ne nous pardonneront jamais
le mal qu’ils nous ont fait. » Cela dit bien comment la honte, au lieu
de permettre la réparation, peut, par des processus d’oubli et de
refoulement, empêcher la réconciliation.
Dans son œuvre, J. M. Coetzee montre aussi que, même quand
on a instauré l’égalité entre les langues, les communautés, les
couleurs de peau, il reste des blessures et des hontes tellement
profondes qu’elles peuvent faire émerger une violence incontrô-
lée et incontrôlable. Dans « Disgrâce », il donne un exemple très
bouleversant de culpabilité historique associée à la honte. Nous
sommes dans l’Afrique du Sud post-apartheid, et Lucy, la fille
d’un professeur, est attaquée dans sa ferme par trois jeunes Noirs
qui mettent le feu et la violent. Elle éprouve un fort sentiment
d’humiliation par rapport à ce viol, mais elle refuse de porter
plainte. De façon subtile, on voit se mêler ce sentiment de honte
intime dû au viol et le sentiment de honte historique d’être repré-
sentante d’une culture blanche dominante ayant écrasé l’autre
partie de la culture sud-africaine. Et je crois que beaucoup d’entre
nous éprouvent aujourd’hui cette honte de faire partie des
groupes dominants. Q

IDÉES


À LIRE



  • « Bête de scène »,
    Tiphaine Samoyault.

  • « La Honte »,
    Annie Ernaux.

  • « Les Naufragés et les
    Rescapés », Primo Levi.

  • « Le Procès »,
    Franz Kafka.


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