L’Obs N°2858 Du 15 au 21 Août 2019

(Jacob Rumans) #1

AP/SIPA - GLOBE PHOTOS/ZUMAPRESS/DALLE - MICHEL VIGNES/R APHO L’OBS/N°2858-15/08/2019 63


que le quintette a gagné dans les trois dernières années. Les Stones
crient famine. «  Keith Richards voulait acheter une maison sur
Cheyne Walk, à Chelsea, juste à côté de chez Mick Jagger, mais il
avait des problèmes pour trouver les 5 000 livres d’arrhes », écrit
Joel Selvin dans « Altamont 69, les Rolling Stones, les Hells Angels
et la fin d’un rêve » (Rivages rouge).
Ex-étudiant boursier de la London School of Economics, Jagger
a une conscience aiguë des dépenses logistiques. Pour lui, un dol-
lar est un dollar. La question qu’il pose le plus souvent à son road
manager? « C’est nous qui payons cela ? » Les billets de la tournée
sont chers, un dollar de plus que ceux des Doors. Le dimanche
19  octobre, le «  San Francisco Chronicle  » consacre même un
article acide aux Stones, intitulé « Inégalités dans les concerts ».
Le 20, le groupe rencontre la presse au Beverly Wilshire Hotel, à
Los Angeles. Un journaliste interroge Jagger sur le prix exorbitant
des places. Soucieux de ne pas passer pour ce qu’il est, un business-
man raisonné, le chanteur déclare, de mauvaise grâce, qu’il n’est
pas opposé à l’idée de donner un concert gratuit.
Ne serait-ce pas aussi l’occasion de réparer un fiasco symbo-
lique? Princes du cool, les Stones ont raté Woodstock, le festival
hippie de la côte Est qui, en août, a réuni 500 000 spectateurs et
consacré la domination des groupes de San Francisco (Santana,
Sly & the Family Stone, etc.). L’absence des Stones à Woodstock
est une tache. Une faute de goût. Un manque de contre-culture.

LES HELLS ANGELS ASSURENT LA SÉCURITÉ
Le mardi 21 octobre, le groupe enregistre au studio Sunset Sound
de Los Angeles quelques-unes des chansons qui composeront leur
prochain album : « Let It Bleed ». Promesse d’hémoglobine. Parmi
elles, citons «  Gimme Shelter  », pour laquelle les Stones, vers
trois heures du matin, téléphonent à la chanteuse Merry Clayton.
Elle arrive enceinte et en bigoudis. Sur la chanson, on l’entend crier
avec force : « Viol! Meurtre! Ce n’est qu’à un coup de feu de là. » Après
trois prises, Clayton rentre chez elle et fait une fausse couche. Elle
imputera ce malheur aux efforts vocaux qu’elle a déployés. Ce n’est
pas encore Altamont, mais c’est déjà la malédiction d’Altamont.
Voilà novembre. Le Grateful Dead forme en hâte le projet d’un
Woodstock californien, le 6 décembre, au Golden Gate Park de
San Francisco. Réponse de la côte  Ouest à la côte  Est. Pour
Jagger, ce concert fournirait un parfait final à la tournée des
Stones. D’autant qu’il a embauché les deux frères Maysles pour
réaliser un film sur leur US Tour. Médiocrement convaincu par
le savoir-faire administratif des freaks du Grateful Dead, Jagger
engage un avocat de Los Angeles, Mel Belli, qui représentait Jack
Ruby à son procès pour le meurtre de Lee Harvey Oswald
(l’assassin de John Fitzgerald Kennedy). Belli a un riche carnet
d’adresses. Il vient même de recevoir une lettre du Tueur du
Zodiac, le serial killer qui revendique 37 victimes.
Après plusieurs tentatives, Belli trouve enfin le site du concert :
l’Altamont Raceway, une piste de stock-car située à Livermore,
sur le territoire des féroces Hells Angels du chapitre d’Oakland.
Jonché de carcasses d’automobiles, de fragments de métal et
d’éclats de verre, ce circuit a ouvert en 1966. Il a perdu depuis
son affiliation auprès de la Nascar (National Association for
Stock Car Auto Racing) et accueille désormais des courses de
moto aussi bien que des courses de démolition.
Selon Joel Selvin, les contrats signés entre les Stones et les
promoteurs de leur tournée stipulent qu’aucun policier en uni-
forme n’est autorisé à pénétrer dans les salles où se produit le

groupe. D’où le choix des Hells Angels pour assurer la sécurité
du festival. En guise d’émoluments, le road manager des Stones
leur fournit 500 dollars de bière (mais selon le biographe Philip
Norman, ce choix fatal incomberait au Grateful Dead, « encou-
ragé par des extrémistes chic »).
Avant Altamont, les hippies ne voient-ils pas les membres
du Hells Angels Motorcycle Club comme des frères dans leur
lutte contre la police et l’ordre établi? Si ces motards ne
goûtent guère la fibre antipatriotique des hippies qui mani-
festent contre la guerre du Vietnam, ils partagent avec eux un
goût encyclopédique pour les drogues. Ils kiffent « la mari-
juana, la benzédrine, le Seconal, l’Amytal, le Nembutal, le Tui-
nal  », note soigneusement Tom Wolfe dans «  Acid Test  ».
En 1965, le président des Hells Angels d’Oakland, Sonny Bar-
ger, et sa pétaradante clique ont eu l’honneur d’être initiés au
LSD par Ken Kesey, l’auteur de « Vol au-dessus d’un nid de
coucou », chez lui, dans les collines de La Honda. Selon un
rapport du procureur de l’Etat, les  Hells Angels sont alors
450 en Californie et comptent 874 arrestations pour crimes
et délits graves (meurtres, coups et blessures, etc.). Ce rapport
précise que certains auraient besoin d’un bon bain.

Le Festival d’Altamont aurait dû être la réponse californienne
au succès de Woodstock, mais avec les Hells Angels au service
d’ordre (en haut), l’esprit Peace & Love a volé en éclats.

Vu sur https://www.french−bookys.com

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