L’Obs N°2858 Du 15 au 21 Août 2019

(Jacob Rumans) #1

64 L’OBS/N°2858-15/08/2019 RONALD GR ANT/MARY EVANS/SIPA - STANLEY BIELECKI MOVIE COLLECTION/GETTY IMAGES


SOIXANTE POINTS DE SUTURE


Le vendredi 5 décembre, vers minuit, Keith Richards arrive en
Limousine à Altamont, vêtu de son manteau de cuir nazi. Il
regarde, à travers le grillage surmonté de barbelés, un millier de
feux de camp briller dans la nuit. Il lève les yeux vers la lune. « Les
producteurs de Woodstock avaient consulté des astrologues avant
de choisir leurs dates, écrit Selvin. Le samedi 6 décembre, la Lune
est en Scorpion. Ce qui annonce des mauvaises nouvelles, des actes
de violence. » La colline d’Altamont a des yeux.
Le samedi matin, Greil Marcus, du magazine « Rolling Stone »,
est déjà sur les lieux où 300 000 spectateurs attendent Santana,
Jefferson Airplane, les Flying Burrito Brothers, Crosby, Stills,
Nash & Young, et le clou du spectacle (ou de la crucifixion), les
Rolling Stones. Dans l’esprit de Woodstock, Marcus, avec une
fraternelle bonhomie, propose une part de sandwich à son voi-
sin. Le type fait tomber le sandwich par terre en disant : « Je ne
veux pas de ton putain de sandwich. » Les festivaliers sont irri-
tables, agressifs. Les bad trips se multiplient. Hippie coiffé d’un
chapeau de cuir, le docteur  Fine, médecin personnel de Janis
Joplin et d’Angela Davis, est chargé de l’assistance médicale. Il
comprend qu’un mélange toxique de LSD et d’amphétamines
empoisonne une partie de la foule.
Vers midi, quand Sam Cutler, le road manager des Stones,
annonce «  Santana, le premier groupe de la plus grande fête
de 1969 », des rixes s’engagent au pied de la scène, qui n’a qu’un
mètre vingt de hauteur (contre quatre mètres cinquante pour
celle de Woodstock). Les Hells Angels y montent quand ça leur
chante pour arracher son micro à Cutler et hurler d’ignomi-
nieuses obscénités. Défoncés au vin rouge, aux amphètes et aux
reds (mélange de somnifère et de speed), certains bikers sèment
des centaines de doses d’acide dans le public ; d’autres se plaisent
à casser du hippie à coups de queues de billard. C’est le chaos.
La terreur. Les blessures du pacifiste Bert Kanegson, un proche
du Grateful Dead, nécessiteront soixante points de suture. Cette
agression déterminera le groupe psychédélique à ne pas monter
sur la scène d’Altamont.
Dans la foule, un homme fume sa pipe en écume de mer bour-
rée de haschich. Il observe les bagarres. Il écoute les cris d’hor-
reur. C’est Tim Leary, le gourou de l’acide. Au bout d’un moment,
il va prudemment se réfugier dans les coulisses. Là, on lui
demande de monter sur scène pour calmer les Hells Angels. Tim

Leary tire une bouffée de sa pipe et, dans un nuage haschischin,
refuse philosophiquement.
Ancien champion de boxe de l’armée de l’air, Tony Funches est
le garde du corps des Stones. Ce géant noir en tee-shirt violet
délavé aperçoit deux Hells Angels qui se battent sur la scène
comme des grizzlys. Il les sépare, s’attire une remarque raciste,
se casse le poing en frappant la mâchoire du premier, se le recasse
en assommant le second, puis s’en va se soigner lui-même sous
la tente médicale, avec une attelle et une bande Velpeau.
Pendant le concert du Jefferson Airplane, le chanteur, Marty
Balin, voit, au pied de la scène, deux Hells Angels qui s’acharnent
sur un spectateur noir. Il leur lance son tambourin de toutes ses
forces et leur dit d’«  aller se faire foutre  ». Aussitôt, Animal, un
Angel de 22 ans, coiffé d’un coyote mort, monte sur scène et frappe
le chanteur au visage, qui s’effondre. Quelques minutes plus tard,
Animal, complètement défoncé, entre d’un air penaud dans le
camion de matériel où Marty Balin reprend ses esprits. Il s’excuse.
Il regrette son geste. A la fin, il ajoute :
« Tu ne peux pas dire “va te faire foutre” à un Angel.


  • Ah ouais? dit Balin en se levant. Va te faire foutre ! »
    Animal frappe le chanteur, qui s’effondre pour la deuxième fois.
    La même mésaventure ou presque est advenue à Jagger dès son
    arrivée à 14h45. Au sortir de l’hélicoptère, un hippie défoncé lui
    a asséné un poing dans la figure en s’écriant : « Fuck you, Mick
    Jagger, je te hais ! » Le pilote de l’hélicoptère aura cette sentence :
    « A Altamont, les gens étaient plus hauts que je ne l’ai jamais été
    avec mon hélico. »


SMITH & WESSON CONTRE COUTEAU DE CHASSE
Sur la scène, Jagger porte un haut-de-forme aux couleurs du
drapeau américain. « Il se passe toujours quelque chose de très
bizarre quand on commence celle-là  », dit-il avant d’entamer
« Sympathy for the Devil ». Cette fois, ce sera un meurtre.
Parmi les spectateurs, il y a Meredith Hunter, un dandy délin-
quant noir de 18 ans, aux ongles manucurés. Il porte un costume
lamé vert et une chemise noire à jabot. Il a consommé du speed
toute la nuit. Sa mère est schizophrène. Il a été élevé par sa sœur,
née d’un viol. Il a connu la prison pour mineurs et passé une
grande partie de son adolescence derrière les barreaux, pour
cambriolages. Ce Californien est venu à Altamont avec sa petite
amie, dans sa Ford Mustang marron de 1965. Il porte sous sa veste

Défoncés aux amphétamines et à l’alcool, certains « bikers » s’en prennent aux hippies à coups de queues de billard.

Vu sur https://www.french−bookys.com

Free download pdf