L’Obs N°2858 Du 15 au 21 Août 2019

(Jacob Rumans) #1
L’OBS/N°2858-15/08/2019

CULTURE


un pistolet automatique. Un .22 Smith & Wesson à canon long,
au barillet bleu. Tandis que les Stones chantent «  Under My
Thumb », il avance vers la scène. Selon Rock Scully, le manager
du Grateful Dead, il est « indéniable » qu’il a des « intentions meur-
trières » et veut « faire du mal à Mick ou à l’un des Rolling Stones ».
Selon sa petite amie, «  il [est] si défoncé à la méthamphétamine
qu’il [peut] à peine marcher ».
Debout sur la scène, un Hells
Angel de 22 ans observe ses mou-
vements. Fils d’un barbier et
d’une Serbe, Alan Passaro est un
petit cambrioleur, qui a fait son
premier séjour en prison à 16 ans
pour vol de voiture. Il porte un
pantalon de cuir noir et un long
couteau de chasse, attaché à sa
cheville dans un fourreau. Il voit
un Hells Angel attraper Meredith
Hunter par les cheveux, lui
secouer la tête et le frapper au
visage. Hunter tombe par terre.
Quatre ou cinq Hells Angels se
ruent sur lui. Hunter s’échappe et
sort son Smith &  Wesson, à la
grande terreur de ceux qui l’en-
tourent. Les Stones chantent : « Elle est sous ma coupe/La fille qui
autrefois m’a mis plus bas que terre/Elle est sous ma coupe/La fille
qui autrefois me menait par le bout du nez. » Passaro n’est plus sur
scène. Il bondit sur Hunter, pare le revolver de la main gauche,
et, de la droite, lui enfonce son couteau de chasse dans le cou. Ils
tombent. Passaro porte quatre coups dans le dos de Hunter.
« Mick Taylor et moi avons vu la commotion du type quand il a été
poignardé », dira Bill Wyman, le bassiste des Stones. Ce qui n’em-
pêche pas le groupe de jouer encore huit chansons. Le meurtre a
été filmé par les frères Maysles. On peut le voir dans leur documen-
taire « Gimme Shelter ». A la fin de ce snuff movie, dont les Stones
détiennent les droits en partenariat avec les Maysles, Jagger

regarde le meurtre sur un téléviseur, dans la salle de montage des
réalisateurs. C’est son moment de rédemption. L’œil noir, il est très
beau, magnifique de bienséance compassionnelle et de sobre
contrition. Un air grave de swinging Antigone lippue. Une irrépro-
chable image de la douleur, froufroutée par une chevelure vague-
ment christique. La pose est si parfaite, si exemplaire qu’on en vou-
drait presque à Meredith Hunter
d’avoir eu l’inhumanité de se faire
poignarder à mort, et l’ingratitude
d’indisposer ce ténébreux gentle-
man crespelé par le deuil.
A son procès, en  1971, le jury,
après douze  heures de délibéra-
tions, acquittera Passaro pour légi-
time défense. En  1985, il sera
retrouvé, noyé dans le lac Ander-
son, avec un sac rempli de
10 000  dollars, soit, bizarrement,
l’équivalent de l’indemnité symbo-
lique que les Stones avaient versée
à la famille de Hunter. « Meredith
Hunter était aussi bête que les
autres, écrit charitablement Keith
Richards dans ses Mémoires,
“Life”. Il a voulu frimer en sortant
son pistolet, sans doute même pas chargé. » Pas chargé? Manifeste-
ment si. De là, ce verdict de légitime défense, arraché par l’avocat
afro-americano-cherokee de Passaro.
Après Altamont, Jagger prend ses distances avec les Hells
Angels. Une poignée d’entre eux décide de se venger. Leur plan :
assassiner Mick Jagger. Leur mode opératoire : débarquer par la
mer dans la demeure des Hamptons, Long Island, New York, où
réside l’artiste (il s’agissait sans doute d’Eothen, la maison d’Andy
Warhol et, probablement, de l’année 1975). L’ancien agent du FBI
Mark Young révélera ce complot en  2008, à la  BBC. Mais les
motards sont des motards, non des marins. A peine à la mer, le
bateau des Hells Angels chavire, et Jagger flotte encore. Q

Les frères Maysles et Mick Jagger pendant le tournage
du documentaire « Gimme Shelter », sorti en 1970.

UN PUTAIN DE BON FILM! L’Obs


Vu sur https://www.french−bookys.com

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