L’OBS/N°2858-15/08/2019 71
CRITIQUES
RIVAGES-JEAN-LUC BERTINI/BABEL-AFPHumain, transhumain
L’INVENTION DES CORPS, PAR PIERRE DUCROZET,
BABEL, 304 P., 8,80 EUROS.Mourir, c’est tellement
démodé. Une scorie du xxe siècle.
Au xxie, heureusement, les
hommes commencent à voir un
peu plus loin que le bout de leur
cercueil. Grâce, notamment, au
génie éclairé de ces pionniers que
sont les milliardaires de la Silicon
Valley, nouveaux apôtres de la vie
éternelle. Parker Hayes est l’un de
ces géants du web convertis au
transhumanisme. Pour accéder à
l’immortalité, il a créé un labo et
engagé une brillante biologiste
française. Son plan est de « refaire
tous les organes possibles à partir
des cellules souches d’un patient ».
Ce patient, c’est Alvaro, un clan-
destin mexicain, débarqué en
Californie après avoir réchappé
du massacre d’Iguala, dans lequel
ont disparu 43 étudiants. Après
avoir survécu au pire, Alvaro ne
ressent plus ni émotions ni désirs.
C’est le cobaye parfait. Jusqu’à ce
qu’il comprenne les intentionsvéritables de Hayes. Roman tou-
jours en mouvement aux allures
de thriller, « l’Invention des
corps » éblouit par son érudition
tous azimuts – des arcanes du cer-
veau à ceux du Net –, son écriture
ultraphysique et sa construction
en rhizomes et réseaux. Un livre
d’anticipation ? A peine, hélas.
ÉLISABETH PHILIPPELE POCHE
La chasse aux trésors
TRÉSORS, PAR JEAN-PAUL DEMOULE, FLAMMARION, 288 P., 19,90 EUROS.Le passé a de l’avenir. Jean-Paul
Demoule a raison. Pour peu que l’on sonde le
sol de la planète, aux bons endroits, on s’aper-
çoit des trésors insoupçonnés qu’il recèle. D’où
ce livre de grande curiosité, foisonnant et jubi-
latoire qui reprend la matière de ses chroniques
parues dans le magazine « Archéologia ». Il est
bien sûr question des vrais trésors comme
ceux de la tombe de Toutankhamon ou de l’ar-
mée en terre cuite de Qin Shi Huang, mais
aussi des trésors documentaires comme ces
latrines découvertes lors des travaux de la
Pyramide du Louvre qui ont permis de
connaître l’alimentation, l’hygiène et les mala-dies des Parisiens à l’époque médiévale. Ce spé-
cialiste du Néolithique n’oublie pas les trésors
d’ingéniosité dans la constitution des faux en
archéologie ou les manipulations des
« preuves » lorsqu’on touche aux périodes
bibliques. Si tout archéologue se rêve Indiana
Jones, il sait aussi qu’il fouille autant pour
découvrir que pour approfondir une idée.
Dans ces articles qui font voyager des premiers
hominidés jusqu’aux débats sur la restitution
des œuvres, Jean-Paul Demoule montre la
richesse et la jeunesse de cette science des
traces muettes et des objets sans contexte.
LAURENT LEMIREHISTOIRE
Gassot fait du ski
LA NUIT NE DURE PAS, PAR JULES GASSOT,
RIVAGES, 192 P., 17,80 EUROS.Si c’était du cinéma, ce serait une comédie de Danièle Thomp-
son. Si c’était du théâtre, ce serait un vaudeville de Sébastien Thiéry.
Mais c’est du Jules Gassot (photo), le jeune auteur d’« On a tué tous les
Indiens ». Ici, il rassemble pour les fêtes de fin d’année, dans un chalet
de Méribel, une famille de bobos
brindezingues, dont les loufoque-
ries nous sont racontées – c’est la
bonne idée – par un garçon qui
broie du noir. Paul Broca, 40 ans,
divorcé d’une femme à poil blond
partie avec un biker du dimanche,
en deuil d’un chien mort de diabète,
auteur d’une pièce à succès où une
working girl ouvre une boîte BDSM,
mais scénariste en capilotade, fils
d’une mère juive (bien vivante) et d’un père protestant (mort), lit les
maximes de Chamfort et, entre deux Lexomil, maugrée : « Mon habitat
naturel est un vertige permanent. » La montagne n’arrange pas les
choses. Les réunions de famille non plus. D’autant que son épuisante
sœur est prof de yoga, qu’elle est mariée à une caricature de producteur
de cinéma et que tout le monde trompe tout le monde. Pas de trêve de
Noël pour les déprimés. C’est d’autant plus drôle et grinçant que Jules
Gassot, ou plutôt son double, ne s’épargne guère. Si la nuit ne dure pas,
le plaisir à lire cet insolent talent est soutenu.
JÉRÔME GARCINROMAN