MondeLe - 2019-08-15

(vip2019) #1
JEUDI 15 AOÛT 2019

ÉCONOMIE & ENTREPRISE

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L’économie allemande se contracte

Au deuxième trimestre, lesté par le plongeon de l’industrie, le produit intérieur brut a reculé de 0,1 %

L


es tout derniers indica-
teurs conjoncturels lais-
saient craindre le pire. Ce-
lui-ci s’est confirmé : au
deuxième trimestre, l’économie
allemande s’est contractée de
0,1 %, après avoir progressé de
0,4 % sur les trois premiers mois
de l’année, selon les données pu-
bliées mercredi 14 août par l’Of-
fice fédéral de la statistique (Des-
tatis). C’est nettement moins bien
que le chiffre, pourtant déjà déce-
vant, enregistré en France et dans
l’ensemble de la zone euro (+ 0,2 %
dans les deux cas).
Avec celle du troisième trimes-
tre 2018 (– 0,1 %), il s’agit de la pre-
mière baisse du produit intérieur
but (PIB) enregistrée dans le pays
depuis début 2015 (– 0,2 %). Sur-
tout, elle confirme les difficultés
dans lesquelles le moteur de la
croissance européenne s’enlise
depuis plusieurs mois, alors que
les incertitudes internationales
s’accumulent.
Cette contraction tient en
grande partie aux spécificités du
modèle allemand, très dépendant
des exportations, qui pèsent près
de la moitié du PIB. Lorsque le
commerce mondial va bien, l’éco-
nomie germanique fait des étin-
celles et surpasse la croissance
moyenne de la zone euro. Mais
lorsqu’il ralentit, elle souffre
beaucoup plus que ses voisins
tournés vers leur consommation
intérieure, comme la France.
C’est ce que l’on observe depuis
quelques mois, alors que les
échanges internationaux plon-
gent sous l’effet des tensions
commerciales entre Pékin et
Washington. Selon Oxford Econo-
mics, ils devraient progresser de
1,2 % seulement cette année, con-
tre 4,9 % en 2018. Résultat : l’éco-
nomie allemande se retrouve au
cœur de la tempête, et en parti-
culier son industrie. En juin, la
production du secteur a reculé de
1,5 % sur un mois, et de 5 % sur un
an. Tétanisés par ces incertitudes,
les entrepreneurs ont le moral en
berne. Celui des investisseurs ne
va guère mieux : début août, il est
tombé à son plus bas niveau de-
puis huit ans, d’après les derniè-
res données de l’institut ZEW.
« L’industrie allemande souffre
beaucoup depuis un an » , résume
Nadia Gharbi, spécialiste de la

zone euro chez Pictet WM. Tout
au long de 2018, les économistes
ont désigné une série de facteurs
temporaires pour expliquer ces
piètres performances – à com-
mencer par la météo et les nou-
velles normes antipollution auto-
mobiles, qui ont désorganisé les
chaînes de production du pays
pendant de longs mois. « Mais dé-
sormais, il apparaît clairement
que le ralentissement est plus pro-
fond et durable qu’on ne le pensait
alors » , ajoute Mme Gharbi.
Celui-ci tient, bien sûr, à la décé-
lération de l’économie chinoise,
pénalisée par les droits de douane
imposés par Washington sur ses
importations. Or, la Chine est un

marché essentiel pour l’automo-
bile allemande : BMW et Daimler
y réalisent plus du tiers de leurs
ventes. Pour Volkswagen, la part
est même de 40 %.

« Signaux inquiétants »
S’ajoutent à cela des évolutions
structurelles plus préoccupantes
encore pour le pays d’Angela Mer-
kel. Peu à peu, le marché mondial
de l’automobile se tourne vers les
véhicules électriques, créneau sur
lequel l’Asie est déjà leader – en
particulier la Chine, où les ventes
de modèles de ce genre ont bondi
de 50 % sur la première partie de
l’année. « Face à ces mutations,
l’Allemagne, spécialisée dans la

vieille industrie, paraît mal enga-
gée : ses outils de production sont
déjà en retard » , résume Patrick
Artus, de chez Natixis.
Jusqu’au premier trimestre,
cette faiblesse productive était
malgré tout compensée par le dy-
namisme de la demande inté-
rieure, portée par un marché de
l’emploi en pleine santé : en juin, le
taux de chômage n’était que de
3,1 %, selon Eurostat, très inférieur
à la moyenne de la zone euro
(7,5 %). « Mais sur ce front-là égale-
ment, les signaux inquiétants s’ac-
cumulent » , prévient Carsten Br-
zeski, économiste chez ING, à
Francfort. Nombre d’entreprises
ont ainsi réduit le nombre d’heu-

res travaillées ces dernières semai-
nes, tandis que, fin juillet, le moral
des ménages allemands mesuré
par l’institut GfK était au plus bas
depuis avril 2017. Dit autrement :
la déprime industrielle semble en
passe de contaminer les autres
secteurs de l’économie, dont les
services, et c’est probablement là
le plus inquiétant.
Dans ces conditions, l’Allema-
gne risque-t-elle de plonger en ré-
cession (soit au moins deux tri-
mestres d’affilée de baisse du
PIB) ces prochains mois? Cela dé-
pendra en partie de l’évolution
des tensions entre Pékin et
Washington. « Notre scénario cen-
tral est plutôt celui d’une stagna-

Outre-Rhin, « une récession technique est tout à fait possible »

Pour Claus Michelsen, économiste à l’institut DIW de Berlin, le pays souffre de la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis

ENTRETIEN
berlin - correspondance

C

laus Michelsen, spécia-
liste de la conjoncture à
l’Institut allemand pour la
recherche économique (DIW), sis
à Berlin, confirme la morosité qui
prévaut outre-Rhin.
S’il observe que la consomma-
tion des ménages représente dé-
sormais 52 % du produit intérieur
brut (PIB) et s’attend à un coup de
pouce sur les retraites de la part
du gouvernement d’Angela Mer-
kel, l’économiste insiste égale-
ment sur la nécessité, pour le
pays, de se doter d’ « une politique
crédible d’investissements publics
à long terme ».

Quelle est votre prévision
pour le second semestre
en Allemagne?
Nous pronostiquons, pour le
troisième trimestre, une situa-
tion à nouveau tout à fait morose.
Les commandes industrielles
sont tombées très bas. Le secteur
a encore suffisamment de réserve
d’activité avec les commandes

existantes, mais peu de nouvelles
commandes arrivent. La de-
mande est faible, tant dans la
zone euro qu’en Asie orientale.
La demande intérieure en Alle-
magne, quant à elle, devrait rester
vigoureuse, mais il n’est pas cer-
tain que cela suffise à éviter une
contraction du PIB. Une récession
technique [qui se définit par deux
trimestres consécutifs de baisse]
est donc tout à fait possible.

Quelles répercussions
les tensions commerciales
entre la Chine et les Etats-Unis
ont-elles sur l’économie
allemande?
A première vue, ce conflit com-
mercial pourrait profiter à l’éco-
nomie européenne, car des biens
et services échangés entre les
Etats-Unis et la Chine sont visés
par les droits de douane, ce qui
augmente leur prix sur le mar-
ché. Cela confère un avantage
aux produits européens, dont le
coût devient comparativement
moins élevé.
Cependant, les tensions actuel-
les posent beaucoup de problè-

mes, dans la mesure où la Chine
est un partenaire commercial im-
portant de l’Allemagne, en parti-
culier pour les machines-outils.
La croissance de la production in-
dustrielle ralentissant en Chine,
nous y exportons moins de ces
machines.
Mais le pire, c’est l’incertitude.
Les entreprises ne savent plus de
quelle manière ajuster leur straté-
gie. Et les décisions prises par Do-
nald Trump sont si erratiques que
personne ne sait si, une fois qu’il
en aura fini avec la Chine, il ne
s’en prendra pas ensuite à l’Inde
ou à l’Europe.

La Commission européenne
a abaissé sa prévision de crois-
sance pour 2019 et 2020 dans la
zone euro. Quels effets atten-
dez-vous pour l’Allemagne?
L’Allemagne est l’un des mo-
teurs économiques de l’Union
monétaire. Quand les choses
vont moins bien chez nous, cela
affecte directement l’économie
d’un certain nombre de pays
membres. Il y a bien sûr des éco-
nomies nationales qui se portent

encore bien au sein de la zone
euro, comme par exemple celle de
l’Espagne. Mais celles-ci aussi ris-
quent de voir leur croissance frei-
née par le tassement général de
l’ensemble de la zone euro, qui est
une région économiquement très
intégrée. Ce ralentissement con-
joncturel européen pourrait as-
sombrir encore le tableau en Alle-
magne. Nous entrons dans une
zone d’incertitudes qui peut du-
rer et dégénérer en un marasme
économique prolongé.
En raison de ces différents fac-
teurs, nous avons déjà abaissé no-
tre prévision de croissance pour
2019 à 0,9 %, alors que l’an der-
nier, nous annoncions 1,9 %. Dé-
but septembre, notre institut pu-
bliera son pronostic d’été, dans le-
quel nous reverrons ce chiffre à la
baisse, aux alentours de 0,5 %.
C’est une très grosse déception.

Quelle évolution attendez-
vous sur le marché du travail
outre-Rhin?
Ces dernières années, le marché
du travail a connu une expansion
record, mais cette tendance s’est

nettement ralentie ces derniers
mois. Dans certains secteurs, no-
tamment l’automobile et l’indus-
trie manufacturière, l’activité
partielle fait son retour, ce qui dé-
note une situation conjoncturelle
peu brillante.
Cela dit, les salariés continuent
de voir leurs revenus augmenter
nettement, ainsi que leur pouvoir
d’achat, car l’inflation est faible.
Par ailleurs, le degré d’utilisation
des capacités de production reste
relativement élevé, à un niveau
proche de la moyenne à long
terme. Reste à voir si ce taux dé-
crochera de la moyenne, et à quel
point. Dans ce cas, cela risque
d’avoir des conséquences sur le
marché du travail.

Que peut faire le gouverne-
ment d’Angela Merkel pour
éviter que la situation empire?
Le gouvernement a déjà pris un
certain nombre de mesures pour
augmenter le pouvoir d’achat des
ménages et des classes moyen-
nes, notamment sur les alloca-
tions familiales ou la fiscalité. Au
second semestre, nous pensons

que le gouvernement donnera un
coup de pouce aux retraites. La
consommation intérieure a forte-
ment augmenté et contribue da-
vantage à la croissance. Les dé-
penses de consommation des
ménages représentent désormais
52 % de l’activité économique.
Toutefois, notre pays a prioritai-
rement besoin d’une politique
crédible d’investissements pu-
blics à long terme. Berlin doit s’at-
teler à moderniser les routes, les
transports et, surtout, l’infras-
tructure numérique. Le gouver-
nement a fait de l’équilibre bud-
gétaire une fin en soi, ce qui en-
trave la dépense publique.
Selon nous, il devrait viser un
taux d’investissements publics
par rapport au PIB de 0,5 à 1 point
supérieur à son niveau actuel, sur
les dix ou quinze prochaines an-
nées. Cela renforcerait sensible-
ment les fondamentaux écono-
miques. Car les investissements
publics ont un effet démultiplica-
teur important sur l’économie, et
l’Allemagne en a grand besoin.p
propos recueillis par
jean-michel hauteville

SOURCES : DESTATIS, EUROSTAT

En Allemagne, la croissance marque le pas La production industrielle est en recul

Les exportations se sont effondrées en juin Le taux de chômage reste au plus bas

ÉVOLUTION TRIMESTRIELLE DU PIB, EN % ÉVOLUTION MENSUELLE DE LA PRODUCTION INDUSTRIELLE, EN %

ÉVOLUTION DES EXPORTS, EN % SUR UN AN ÉVOLUTION MENSUELLE DU TAUX DE CHÔMAGE AU SENS DU BIT*, EN %

*Bureau international du travail

T1 T2 T3 T4 T1 T
2018 2019

0,

0,


  • 0,


0,

0,


  • 0,

    • 1,




1,

1,


  • 0,5 – 0,

    • 1,

      • 0,8– 0,






0,


  • 1,


0,
0,


  • 2


0,

- 1,


0,
0

- 0,


8,

9,


  • 8

  • 4


0

4

8

12

8,


  • 4,


4,

- 8


Janv. 2018 Janv. 2019 Juin 2019

Janv. 2018 Déc. 2018 Juin 2019

0

4

6

8

10

12

3,

7,

11,

4,

Janv.
2015

Janv.
2016

Janv.
2017

Janv.
2018

Janv.
2019

Juin
2019

Zone euro

Allemagne

Ce repli tient
en grande partie
aux spécificités
du modèle
national,
très dépendant
des exportations

tion : face à l’accumulation des in-
certitudes commerciales, auxquel-
les s’ajoutent celles entourant le
Brexit, on voit mal comment l’acti-
vité pourrait rebondir à court
terme » , détaille M. Brzeski. Le
gouvernement, lui, mise sur une
croissance de 0,5 % sur l’ensem-
ble de l’année, loin des 1,5 % enre-
gistrés en 2018.
Face à ce tableau bien sombre,
de plus en plus de voix – y com-
pris parmi les économistes con-
servateurs – appellent le gouver-
nement allemand à en faire plus
pour soutenir l’activité. « Etant
donné la bonne tenue des finances
publiques allemandes et des mar-
ges de manœuvre qui en résultent,
le moment semble opportun pour
que des mesures budgétaires
soient prises, afin de compenser la
faiblesse de l’environnement inter-
national », juge Bernhard Bartels,
spécialiste du pays pour l’agence
de notation Scope. Dans une note
sur le sujet, il souligne que Berlin
emprunte en outre à taux néga-
tifs. Ce qui signifie que les inves-
tisseurs sont prêts à payer le pays
pour lui prêter de l’argent...
Jeudi 8 août, l’agence Reuters
laissait entendre que Berlin envi-
sageait d’augmenter son endette-
ment pour intensifier ses inves-
tissements dans la transition éco-
logique. Une rumeur que le gou-
vernement n’a pas tardé à
démentir. « Nous pouvons remplir
les tâches auxquelles nous nous
consacrons sans nouvelle dette » , a
insisté le ministre des finances,
Olaf Scholz, lundi 12 août. Peut-
être. Il n’en demeure pas moins
que le débat sur l’opportunité
d’une relance budgétaire s’im-
pose peu un peu au sein de l’opi-
nion publique allemande. « L’air
de rien, c’est un changement de ton
majeur », conclut M. Brzeski.p
marie charrel
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