MondeLe - 2019-08-15

(vip2019) #1
18 | JEUDI 15 AOÛT 2019

PORTRAIT
new york - correspondant

L


a laverie où les voyous
dealaient est toujours là,
atmosphère moite, éclai-
rage au néon. Leur bar du
coin a été remplacé par un bar-
bier. La « jungle », ces herbes folles
au bord de l’East River où ils se ca-
chaient pour échapper aux flics et
regarder Manhattan au loin, a été
transformée en parc public dans
les années 2000. Tout a changé et
rien n’a changé à Soundview,
dans ce quartier perdu du Bronx,
où revient Stanley Richards, an-
cien dealeur et voleur afro-améri-
cain, distingué sous la présidence
Obama en 2015. Un retour qua-
rante ans en arrière, qui rappelle
celui de Robert De Niro dans Il
était une fois en Amérique , le film
de Sergio Leone (1984). Sauf qu’on
n’est pas chez les juifs de Brook-
lyn, mais parmi les Afro-Améri-
cains du Bronx.
Au pied d’un logement social
en brique de six étages, une
vieille dame porte ses cabas.
C’est ici qu’habitait Stanley Ri-
chards : « Mme Brown est toujours
là. Elle me connaît depuis que
j’étais bébé » , s’extasie ce grand
gaillard de 58 ans. Un souvenir
pudique pour ceux restés sur le
carreau, ici même, sur ce pan de
trottoir. « Mon meilleur ami a été
tué ici, Dye Watson. C’était
en 1975. Des types sont venus lui
prendre son argent. On lui avait
donné un pistolet, mais quand il
l’a sorti, il s’est enrayé, cela a fait
clic-clic-clic. Ils l’ont tué avec un
.44 Magnum. » Disparu, comme
tant d’autres. « La plupart de mes
plus proches amis sont morts.
Tués ou morts du sida, de l’alcool,
de la drogue. Dans la rue, on ne
menait pas une vie saine. »
Et pui s, il y a ceux qui ne sont
jamais partis, tel l’ouvrier du bâti-
ment Reggie – Richards a oublié
son nom de famille – qui tombe
dans les bras de son ancien cama-
rade de gang, bientôt suivi de son
cousin, Norris Abbitt, « qui a un
problème d’alcool ». Ou encore
cette Afro-Américaine teinte en
blond, devenue une épave à cause
de la drogue et de la boisson. Stan-
ley lui glisse deux billets. « Cette
fille demande 1 dollar à chaque
personne qu’elle rencontre depuis
trente ans. Elle doit avoir 45 ans, on
dirait qu’elle en a 80. Je ne me rap-
pelle plus son surnom. »
Stanley Richards est un peu se-
coué par ce retour auprès de ses
anciens amis abîmés par la vie.

« Ils sont restés coincés dans les
années 1970-1980 » , dans cet uni-
vers fait de deux rues qui se croi-
sent, d’où nul ne s’échappait, où
chacun restait sur son territoire
assigné par les gangs. Il nous
montre le bus, numéro 27, « le
seul qui permette d’entrer et de
sortir. Le seul ». Et d’ajouter :
« C’est un lieu dont on ne sort pas,
j’en suis sorti par la prison. Sans la
prison, je serais toujours là. »

« J’ÉTAIS ACCRO AU CRACK »
Le destin de ce gamin du Bronx se
noue le 10 décembre 1971. Son
père, d’origine caribéenne, tra-
vaille dans le quartier de l’ha-
billement du sud de Manhattan,
spécialité boutons et ceintures, et
sa mère, Afro-Américaine d’At-
lanta, dans une usine de télé-
transmissions du Bronx, aux
temps héroïques de l’informati-
que. « Ce matin-là, je l’ai vue partir
au boulot, et je ne l’ai jamais re-
vue. » Dans la journée, la jeune
femme âgée de 35 ans est prise
d’une crise d’asthme, et meurt à
l’hôpital. Le père choisit d’assurer
la garde de ses quatre enfants,
mais l’affaire tourne au désastre.
« J’ai fini dans la rue. J’étais accro
au crack. J’ai tout fait, alcool, ma-
rijuana, colle, LSD. » Comme son
frère et sa sœur cadets, Gregory
et Jeanine, tous deux morts du
sida, en 2000 et 2019.
Il intègre alors le gang des Black
Spades. « J’étais dans la 30e divi-
sion, une division devait bien
avoir 300 personnes. » Son quar-
tier était un ghetto impénétrable.
« Un Blanc comme vous? Vous
n’auriez pas pu venir à l’époque.
C’était noir seulement » , explique-
t-il. Les dealeurs se font photo-
graphier par la police et leur re-
paire est un cul-de-sac. « Nous
étions si stupides, dans notre lave-
rie. Impossible de s’échapper. »
Ainsi commence un va-et-vient
qui durera des années, à partir de
sa première arrestation, à l’âge de
15 ans, en 1976 : interpellation, in-
culpation, séjour à la sinistre pri-
son de Rikers Island, qui abrite les
prévenus de New York sur une île
entre le Queens et le Bronx, re-
tour à Soundview... et rebelote. A
l’époque, l’argent de la drogue
permet de financer les cautions
pour sortir rapidement – il faut
aujourd’hui en justifier l’origine.
« Notre dealeur payait. »
Stanley Richards nous fait tra-
verser le Bronx, peuplé de 1,5 mil-
lion d’habitants. Un district pas
très « touristique ». Les New-Yor-
kais se rendent aux extraordinai-
res jardins zoologique et botani-
que, parfois au Yankee Stadium.
Guère plus. Quant aux Euro-
péens, ceux qui ont lu Le Bûcher
des Vanités (1987, Livre de poche),
de Tom Wolfe, en ont une idée,
peu attirante.
On arrive devant la cour pénale,
accessible en métro à la différence
de Soundview. Très noir et latino,
beaucoup d’obèses et de handi-
capés : un monde nous sépare de
Manhattan, même si le quartier se
gentrifie lentement. Stanley
Richards nous montre la porte
dérobée par laquelle il était intro-
duit dans le tribunal, comme tous
les interpellés. Dans la rue adja-
cente au palais de justice arrive un
autobus grillagé, qui s’engage
dans un garage dont le volet auto-
matique se referme. Ce sont les

prisonniers de Rikers qui viennent
comparaître pour une audience.
« Vous ne les voyez pas, mais ils
sont entre vingt et trente dans ce
véhicule » , explique-t-il. Entravés
par des chaînes aux mains et aux
pieds, comme il le fut si souvent.
L’ancien détenu se souvient de
ces comparutions express, où il
fallait se lever à 3 heures du matin
pour une audience de deux minu-
tes qui se terminait par un ajour-
nement, avec un avocat commis
d’office. « A la fin, je ne voulais plus
y aller. » Il préférait rester à Rikers,
dont il a vite appris les codes du
pouvoir : la force – il s’imposa en
faisant exploser violemment une
chaise sur la tête d’un détenu qui
avait commis l’affront de changer
la chaîne de télévision qu’il regar-
dait ; l’argent, et pour cela, il se fit
affecter à la cuisine, qui lui per-
mettait d’organiser un commerce
de burgers et de se promener
partout dans l’établissement.
Dans cette prison, son père
vient le voir une fois. Une seule.
Son ex-compagne est venue pré-
senter l’enfant qu’elle venait
d’avoir avec lui. « On s’est séparés.
Quand vous êtes en prison, les
femmes ne restent pas avec vous.

C’est la dernière fois que je l’ai
vue. » Le dealeur y est resté près
de deux ans, avant de plaider
coupable pour trafic de drogue et
vol avec violences. « Si j’étais allé
au procès, c’était entre douze et
vingt-cinq années. » Il est con-
damné à neuf ans, quitte l’atmos-
phère détestable de Rikers pour
une prison d’Etat en dehors de
New York et en sort pour bonne
conduite en 1991.

LA RÉDEMPTION
Ce fut la rédemption. Grâce à une
femme, Satara Jones, qui va deve-
nir son épouse. « C’était en fé-
vrier 1991. J’étais en permission, à
un dîner chez des amis. Quand elle
a franchi la porte, elle était si
belle... » A sa sortie de prison, au
lieu de retourner dans son quar-
tier, Stanley s’installe avec Satara,
qu’il épouse. La jeune femme lui
fait découvrir un nouveau
monde : un match de basket, de
base-ball, un show à Broadway,
ces sorties inconnues à Sound-
view. Satara a une fille, lui deux
enfants, le couple aura un petit
garçon. « On a emmené nos en-
fants en vacances, pour qu’ils com-
prennent que le monde ne se

limitait pas au Bronx : la Floride,
Hawaï, Atlanta, on a fait des croi-
sières dans les Caraïbes. » Et réussi
à briser la spirale négative.
La seconde chance fut offerte
par l’association The Fortune
Society, spécialisée dans l’aide
aux détenus. « J’ai candidaté
auprès des associations pour déte-
nus mais elles me disaient toutes :
“Quand vous aurez de l’expé-
rience! ” Fortune, eux, ils embau-
chent vraiment d’anciens déte-
nus. » Situé dans Harlem, le centre
accueille les détenus, en héberge
80 (dont 15 % de femmes), qui ont
besoin de réinsertion, de désin-
toxication, etc. Avec un leitmotiv,
répété par Richards : « Le crime
que vous avez commis n’est pas ce
que vous êtes. »
Stanley Richards est aujour-
d’hui « executive vice-president »
de The Fortune Society. Il roule en
Mercedes (« D’occasion, je laisse
les autres acheter des neuves » ) et
gagne « très bien [s] a vie, [il a] un
salaire à six chiffres ». En 2015, son
nom est inscrit sur une liste de
milliers de personnes et fait
partie des vingt « champions du
changement » sélectionnés par
Barack Obama. Il est reçu à la

Stanley Richards,
le 22 juin,
à Queens Plaza.
HEATHER STEN
POUR « LE MONDE »

Maison Blanche ; le président
n’est pas présent, mais c’est la
consécration. Dans la petite mai-
son du Bronx qu’il a achetée, à
l’opposé de son ancien quartier,
Stanley Richards nous montre
fièrement accrochée au mur la
lettre signée du premier prési-
dent noir des Etats-Unis.
Depuis, Stanley Richards est de-
venu membre du comité de
surveillance des prisons new-yor-
kaises. Son objectif : faire fermer
Rikers Island, dont les effectifs
ont été divisés par trois depuis le
début des années 1990, quand le
procureur puis maire de la ville
Rudolph Giuliani expédia au
cachot tout casseur de carreaux
pour nettoyer la ville en pleine
guerre de la drogue. L’ancien ma-
tricule 2418616640 y est retourné,
pour parler avec le détenu qui oc-
cupait sa cellule, lequel n’a pas
bien compris l’itinéraire de son
interlocuteur. « Je lui ai dit :
“Quand j’étais là, je pensais que ma
vie était d’être en prison. Rikers ne
doit pas devenir votre vie. ” » p
arnaud leparmentier

Prochain article Lin-Manuel
Miranda, un Latino à Broadway

Stanley Richards,

souvenirs du Bronx

« LA PLUPART

DE MES PLUS PROCHES

AMIS SONT MORTS.

TUÉS OU MORTS

DU SIDA, DE L’ALCOOL,

DE LA DROGUE.

DANS LA RUE,

ON NE MENAIT PAS

UNE VIE SAINE »
STANLEY RICHARDS
ancien dealeur

NEW-YORK AIS(E)S 3 | 6 Milliardaire ou ancien dealeur, artiste ou fille

d’immigré, tradeuse reconvertie ou élu, ils ont en commun

l’amour de leur ville. Aujourd’hui, un ex-membre du gang

des Black Spades très engagé dans l’aide aux détenus

L’ÉTÉ DES SÉRIES
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