JEUDI 15 AOÛT 2019 | 19
Pour les 75 ans du « Monde », la romancière
raconte sa relation au journal.
À l’adolescence, j’utilisais mon argent
de poche pour acheter Le Monde – sans
le lire évidemment. Mon exemplaire
froissé sous le bras, j’avais le sentiment
de me donner une contenance comme
on fume en public, à 13 ans, pour épater
la galerie. Ma mère affirmait, péremp-
toire (s’était-elle chronométrée, lisant
Le Monde , comme un sportif de haut ni-
veau ?), qu’il fallait deux heures pour le
lire intégralement : c’était trop pour une
jeune fille qui découvrait le rock et le
slow (je renvoie tous les lecteurs au
meilleur article jamais écrit sur ce dé-
sespoir qui se piétine : « Le slow est
mort, vive le slow! », de Philippe Ridet).
Las! Il a fallu attendre l’année du bac
pour que je commence à lire vraiment
Le Monde , mais par intérêt seulement,
dans l’espoir d’acquérir une culture gé-
nérale (une expression à la mode dans
les années 1990). Plus tard, je me suis
abonnée au journal pour le simple plai-
sir de le trouver au milieu des prospec-
tus et des factures. Parfois, il n’y était
pas. C’était l’époque bénie où les gens
volaient encore les journaux dans les
boîtes aux lettres. J’aimais Le Monde
quand ça saignait, quand ses contribu-
teurs s’écharpaient par tribunes inter-
posées comme s’ils jouaient leur vie,
portant haut une vitalité démocratique
à laquelle j’étais farouchement attachée.
Comme un toxicomane
Mais Le Monde a ceci de commun avec
Proust qu’on ne peut pas l’apprécier plei-
nement avant la trentaine. Il faut avoir
un peu roulé sa bosse, connu quelques
échecs et un ou deux chagrins. Les re-
portages et les affaires judiciaires,
notamment, me passionnaient. Je tra-
quais les articles des grandes plumes
comme un toxicomane sa coke.
Et puis, un jour, je suis passée de l’autre
côté. Un matin de mars 2019, appliquant
la méthode de Joan Didion [journaliste et
écrivaine américaine] – « Vois ce qu’il faut
voir et écris-le » –, je me retrouvai dans le
box affecté à la presse au procès en appel
d’Abdelkader Merah au Palais de justice
de Paris, pas très loin d’un journaliste du
Monde. Je vivais l’article en train de
s’écrire. Je découvrais l’impact que les ar-
ticles du Monde pouvaient avoir sur les
parties présentes. Chacun les lisait au
sortir de la salle d’audience et les com-
mentait le lendemain. Avocats, parties
civiles interpellaient le journaliste, le fé-
licitant pour un papier, lui reprochant
d’avoir écrit ceci ou cela, en fonction de
son camp et de sa sensibilité. Et puis,
tout à coup, au cours du procès, Le
Monde est devenu pièce à charge. C’était
maître Dupond-Moretti qui brandissait
à la face de Bernard Squarcini, le direc-
teur central du renseignement intérieur,
en 2012, une interview du Monde dans
laquelle il avait défendu la thèse du loup
solitaire – qu’il reniait à présent. Mais
l’article n’avait pas été versé au dossier. Il
y eut quelques invectives. L’audience fut
levée. Il fallait donc faire attention à ce
qu’on avait dit, un jour, dans Le Monde.
Le temps a passé, je lis maintenant la
presse sur mon téléphone, La Mati-
nale notamment, qui me procure un
plaisir enfantin avec ses fonctions « pas-
ser » ou « garder » – la vie devrait offrir
des choix aussi simples. Parfois, j’ai la
nostalgie du papier, alors je m’offre un
exemplaire en kiosque. Mais le portable
a ses avantages : on peut désormais lire
Le Monde en dansant le slow.p
propos recueillis par
alain beuve-méry
Prochain article Jean-François Delfraissy
« LE MONDE » ET MOI
KARINE TUIL
« AVEC LE PORTABLE,
ON PEUT LE LIRE EN
DANSANT LE SLOW »
Hamza, 25 ans, sauvé par « l’école des cramés »
DEUXIÈME CHANCE 3 | 6 Le réseau des Ecoles de la 2
e
chance (E2C) accueille plus
de 15 000 jeunes par an sur 130 sites. Grâce à l’un de ces établissements,
ce Marseillais, déscolarisé et placé en foyer, a pu se construire un avenir
marseille - envoyée spéciale
L
a faconde locale l’a baptisée
« l’école des cramés ». Etrange
îlot au cœur du quartier
Saint-Louis, dans l’un des
arrondissements les plus pauvres de
Marseille (le 15e), l’école s’est installée
dans les anciens abattoirs de la ville.
Quatre hectares de verdure et de
superbes bâtiments de pierre, joux-
tant d’immenses barres HLM qui crè-
vent le ciel. Ainsi naît, en 2001, le site
fondateur du réseau des Ecoles de la
2 e chance (E2C). Deuxième chance, et
le plus souvent dernière, murmure-
t-on entre ses murs.
Hamza Ennajeme en a poussé les
portes en 2016, à l’âge de 22 ans. Né au
Maroc et arrivé à Marseille à 5 ans, il a
arrêté l’école au milieu de la 3e, après
avoir changé d’établissement à la
suite d’un renvoi qu’il attribue – sans
plus de précision – à un « manque
d’assiduité ». Son père, qui parle mal le
français, a un emploi de serveur, il lui
est difficile d’assumer les besoins fi-
nanciers de son fils. Sa mère est le
plus souvent au Maroc. A 14 ans,
Hamza est placé en foyer. Ses nerfs
d’adolescent, il les passe dans la salle
de sports, option boxe.
« J’avais trop de choses en moi que je
n’arrivais pas à sortir : de la haine, un
sentiment de solitude, raconte le gar-
çon, sourire timide et longue frange
coiffée en arrière. La vie en foyer était
très difficile, heureusement qu’il y avait
le sport à côté. » Pas un jour sans que le
jeune boxeur s’entraîne à sa disci-
pline. Il s’inscrit à de nombreuses
compétitions, monte sur le podium
parfois. Sans savoir qu’il pose les ba-
ses de sa future insertion. La mission
locale l’encourage dans cette voie : il
passe son BAFA, le brevet d’aptitude
aux fonctions d’animateur.
Quand il atteint ses 17 ans, son foyer
ne peut plus l’accueillir. « Je leur ai de-
mandé : “Je vais dormir où? ” On m’a
donné quelques tickets pour des nuits
d’hôtel. » Il reste quelque temps dans la
rue, puis chez son frère aîné, où ça ne se
passe « pas très bien ». Il intègre ensuite,
soulagé, un nouveau foyer marseillais,
dans le quartier de la Blancarde (4e ar-
rondissement). « Il y a des moments où
tu te sens totalement seul, avec per-
sonne à côté de toi, confie Hamza.
Quand je me suis retrouvé à la rue, je me
suis dit que ma vie devait changer. »
Il s’essaie à deux CAP, en cuisine et
en plomberie. Sans succès. Est-il alors
« cramé »? C’est en tout cas à ce mo-
ment que la mission locale lui sug-
gère d’intégrer l’Ecole de la 2e chance
de Marseille. Les jeunes, ramenés
dans son giron pour être accompa-
gnés vers l’insertion, y passent en
moyenne six mois. Ils ont le statut de
stagiaire, avec environ 350 euros de
gratification mensuelle.
Tenu par un seul fil : le sport
Dès leur entrée à l’école, il leur faut
s’interroger : quels domaines les inté-
ressent? Quelles formations pour y
parvenir? Toute une construction qui
permet d’aboutir sur le terrain, avec
plusieurs stages en entreprise. Pour
beaucoup, c’est alors le grand flou.
Agés de 16 à 25 ans, sans qualification
(80 % en dessous du niveau CAP, ayant
décroché au collège ou au lycée), ma-
joritairement issus des quartiers prio-
ritaires de la ville (59 %), ils n’ont
aucune expérience professionnelle.
Hamza, lui, va tirer le seul fil qui le
tient depuis l’adolescence : la boxe.
Les formateurs de l’E2C l’aident à
monter un dossier afin de préparer un
certificat de qualification profession-
nelle (CQP) d’animateur sportif.
Redonner un cadre à des jeunes
souvent laissés dans l’errance : telle
est l’une des premières missions de
ces institutions, qui sont aujourd’hui
plus d’une centaine en France.
« J’avais besoin d’avoir quelqu’un
derrière moi pour me pousser, m’aider
à monter mes dossiers... Ma référente à
l’école a été importante pour ça » , se re-
mémore Hamza. Qui comprend vite
qu’il va lui falloir « tout » apprendre.
Comportement, posture, expression
orale et écrite, mathématiques, infor-
matique, on reprend ici les bases pour
permettre aux jeunes d’évoluer dans
le milieu professionnel.
« S’ils arrivent chez nous, c’est qu’ils
ont tous connu une ou des ruptures
dans leur parcours, plus ou moins gra-
ves et plus ou moins cumulatives. Mais
leurs niveaux sont très hétérogènes , ob-
serve Sonia Ciccione, directrice géné-
rale de l’établissement. Dans les cours
de français, on peut trouver un sta-
giaire qui en est encore à la construc-
tion basique d’une phrase, à côté d’un
autre qui s’entraîne à la synthèse de
dossier. » La langue et les mathémati-
ques sont deux points qui pêchent
pour Hamza, qui a un important re-
tard à rattraper. Mais il y met du sien,
avec en ligne de mire son projet pro-
fessionnel et l’envie de s’en sortir.
L’Ecole de la 2e chance entend aussi
actionner un levier essentiel de l’inté-
gration : la mobilité. « Beaucoup ne
sont jamais vraiment sortis de leur
quartier , explique Emmanuelle Ferrer,
chargée de mission entreprise à l’E2C.
Ils habitent à Marseille et pourtant ne
sont jamais allés à la plage. On a créé
des formations de secouriste ou des ac-
tivités sur l’eau, comme le kayak, pour
les encourager à aller vers la mobilité,
sans la cantonner au domaine profes-
sionnel. » Ces projets, au cœur de la for-
mation des stagiaires, permettent
d’ouvrir des horizons : sortir à l’Opéra
ou monter une simulation de procès
et la jouer dans un tribunal.
Hamza se souvient encore très bien
du tournoi sportif organisé entre les
différentes écoles du réseau E2C, près
de Poitiers. Les stagiaires marseillais
étaient partis conquérants mais
n’avaient pas ramené la coupe. « Cela
les fait passer par beaucoup d’émotions :
la détermination, la joie, la colère, mais
aussi l’apprentissage du compromis , in-
dique Lionel Silvy, formateur en sport
et en informatique. Le sport est un outil
qui, plus que faire transpirer, permet de
communiquer, d’aborder des questions
d’hygiène, de santé, et de travailler la
coopération. C’est aussi une voie pour
humaniser nos interactions avec les jeu-
nes : en créant une base solide , en don-
nant confiance tout en instaurant des
repères, on peut ensuite gagner en com-
pétences. » Des repères essentiels pour
des jeunes qui se confrontent parfois
difficilement à cette remise à niveau. Et
qui, une fois rentrés chez eux le soir, ne
se trouvent pas toujours dans un envi-
ronnement propice. A chaque fin de
journée, Hamza rentrait au foyer, après
une heure de transport.
Il fait pourtant partie des 60 % de
« sorties positives » annuelles de l’E2C
de Marseille, qui comprennent no-
tamment 30 % de contrats de travail et
18 % de formations qualifiantes ou di-
plômantes. A l’issue de l’école, le jeune
homme est embauché, en contrat
aidé, comme animateur sportif au
centre social de la cité marseillaise Air-
Bel. « Hamza devra encore être plus à
l’aise avec les écrits professionnels , dé-
crit Sandra Lafont, directrice du centre.
Puis on imagine aller avec lui vers un
BPJEPS [brevet professionnel de la jeu-
nesse, de l’éducation populaire et du
sport] , première marche indispensable
pour se professionnaliser et imaginer
un avenir fécond. Il n’en est pas très loin,
et il est extrêmement volontaire. »
Une ambition de champion
Pour Hamza, depuis qu’il a son propre
bureau, des horaires quotidiens et,
surtout, qu’il a signé le bail de location
d’un logement en centre-ville, un
grand pas a été franchi. La boxe, qui l’a
aidé à tenir toutes ces années, l’anime
toujours. « Je me suis rêvé champion et,
depuis 2014, je suis devenu pro dans
ma discipline. » Lui qui ne se sépare ja-
mais de sa bague dorée tête de lion,
symbole de son « mental », voit encore
plus loin. « Je voudrais participer aux
championnats de France, voire
d’Europe. Pour atteindre ce but, je me
donne encore cinq ans, et après j’arrête ,
tranche-t-il. Des coups, j’en ai suffi-
samment pris dans ma vie. »
En attendant, tous les vendredis,
Hamza enfile ses gants de boxe dans
le « chalet ». Cette salle polyvalente
ouvre ses portes dans la cité en fin
d’après-midi. Derrière le centre social,
vieille maison aux volets jaunes plan-
tée au milieu des immeubles grisâ-
tres, les enfants y déboulent, prêts à se
défouler. Ils ont entre 13 et 17 ans,
parfois plus, tous attirés par cette
nouvelle activité. « Avec la boxe, on
travaille le respect et la solidarité » ,
pointe Hamza Ennajeme. A 25 ans, il
« coache » ces gamins, en qui il se re-
connaît parfois, sur le chemin de leur
autonomie. Son moteur? « Leur don-
ner envie de ne rien lâcher. » p
alice raybaud
Prochain article Woury, 29 ans,
se rêve en « Thierry Marx africaine »
Hamza Ennajeme, au centre social de la cité marseillaise Air-Bel, le 21 mai. YOHANNE LAMOULERE POUR « LE MONDE »
À L’E2C, HAMZA
COMPREND VITE
QU’IL VA DEVOIR « TOUT »
APPRENDRE : POSTURE,
COMPORTEMENT,
EXPRESSION ORALE ET
ÉCRITE, MATHÉMATIQUES,
INFORMATIQUE...
L’ÉTÉ DES SÉRIES