MondeLe - 2019-08-15

(vip2019) #1
2 |

INTERNATIONAL

JEUDI 15 AOÛT 2019

A Kaboul, un climat de doute et de violence

Les attentats rendent les Afghans sceptiques sur l’organisation de la présidentielle et les négociations de paix

REPORTAGE
kaboul - envoyée spéciale

F


arid Rezayi n’a attendu
que vingt-quatre heures
avant de revenir dans son
épicerie faire remplacer
les vitres. Elles ont volé en éclats
sous le choc de l’explosion lors de
l’attentat à la voiture piégée con-
tre l’académie et le poste de police
dans l’ouest de Kaboul, dans la
matinée du 7 août. L’attaque, re-
vendiquée par les talibans, a fait
14 morts et 145 blessés, dont une
majorité de femmes et d’enfants.
Lorsque l’explosion a retenti, à
quelques dizaines de mètres de
son magasin, le jeune homme de
20 ans était derrière son comp-
toir. « La poussière dans l’air m’em-
pêchait de voir , dit-il d’un ton
calme. Une fois qu’elle s’est dissi-
pée, j’ai vu les blessés à terre. C’était
le chaos. Tout le monde courait
dans tous les sens. Pendant plu-
sieurs heures, je n’entendais plus
rien. J’ai eu de la chance de ne pas
être dehors à ce moment-là. »
Aujourd’hui, l’avenue qui borde
le poste de police est toujours bar-
rée. A l’ombre d’un mur de béton
anti-explosions, dans la rue adja-
cente de l’académie, deux mem-
bres des forces spéciales afghanes
se reposent. Ils ne sont pas ren-
trés chez eux depuis qu’ils ont été
dépêchés sur les lieux de l’explo-
sion, le 7 août.
« La veille aussi [dans la nuit du 6
au 7 août] , nous nous battions
contre les membres de Daech
[acronyme arabe de l’organisa-

tion Etat islamique] » , explique
l’un d’eux, Mohammad Salehi, en
serrant contre lui la kalachnikov
pendue à son épaule. Il montre du
doigt les nouveaux blocs de bé-
ton, marqués d’une croix, qui
sont censés remplacer ceux dé-
truits par l’explosion. « Il y en a
dix-sept ou dix-huit, je ne sais
plus » , glisse-t-il, les cheveux cou-
verts de poussière et la mine fati-
guée par les nuits blanches.

Plus de 1 500 civils tués ou blessés
En face des nouveaux blocs, des
ouvriers vident à la pelle les dé-
combres d’un bâtiment détruit
qui accueillait jadis des services
administratifs de la police. « On a
rempli le trou de cinq mètres
creusé par l’explosion » , explique
le militaire de 28 ans, qui fait
beaucoup plus vieux que son
âge. Il a perdu sept de ses proches
depuis la chute du gouverne-
ment taliban en 2001, dans les
combats ou dans les attentats,
qui se sont multipliés ces derniè-
res semaines.
Avec plus de 1 500 civils tués ou
blessés dans le pays, le mois de
juillet a été le plus meurtrier
depuis mai 2017, selon les Nations
unies (ONU). Des négociations
pour aboutir à un cessez-le-feu
sont pourtant en cours depuis
septembre 2018 entre les talibans
et les Etats-Unis, à Doha, au Qatar.
Le dernier cycle de pourparlers
s’est clôturé le 12 août. Le gouver-
nement afghan reste pour le mo-
ment exclu de ce dialogue. L’am-
bassadeur américain à Kaboul,
Zalmay Khalilzad, chargé de
conduire les discussions pour
Washington, espère que ce soit
« la dernière fête de l’Aïd-el-Kébir
où l’Afghanistan est en guerre ».
Les talibans ont pour leur part
jugé « utiles » les négociations.
A Kaboul, l’attitude des talibans,
qui continuent à mener des atta-
ques meurtrières dans le pays
tout en négociant un accord de
paix, laisse perplexe. « Cet hiver,
nous pensions que les talibans,
après une longue et fatigante

guerre, avaient accepté de négo-
cier. Nous pensions aussi que la sé-
curité s’améliorerait, se souvient
Yassin Negah, un militant de la
société civile. Mais l’espoir s’éloi-
gne un peu plus chaque jour alors
que les pourparlers se prolongent
et que les talibans continuent de
commettre des attaques. Le gou-
vernement afghan et nous, le peu-
ple, sommes dans une position
perdant-perdant. »
Depuis l’attaque, l’homme de
33 ans constate que les habitants
du quartier, qui était jusque-là
épargné par les violences, se ren-
dent beaucoup moins dans son
café-librairie, Shahr-é Ketab, situé
dans l’ouest de Kaboul, près du
lieu de l’explosion. « Après chaque
attentat, les gens prennent peur. Il
faut du temps pour que la vie re-
prenne son cours » , explique-t-il.
Depuis qu’il est arrivé de sa pro-
vince natale de Takhar, dans le
nord-est du pays, en 2005, Yassin
Negah a été en première ligne de
tous les combats : la défense des
droits des femmes et de la liberté
d’expression, mais aussi l’organi-
sation de cérémonies en hom-
mage aux victimes des attentats
ou des membres des forces de sé-
curité tués (45 000 depuis 2014).
Pour la première fois de sa vie, et
alors qu’approche la présiden-
tielle afghane, fixée au 28 sep-
tembre après avoir été repoussée
à deux reprises, Yassin Negah a dé-
cidé de s’engager en politique : il
est chargé des médias pour l’un
des candidats, Rahmatullah Nabil.
Cet ancien chef de la direction na-
tionale de la sécurité, connu pour
ses positions anti-talibans, fait fi-
gure d’outsider face aux deux fa-
voris que sont le président sor-
tant, Ashraf Ghani, et le chef du
gouvernement, Abdullah Abdul-
lah. « Je me suis dit que si un front
ne se formait pas pour faire revenir
la sécurité en Afghanistan, mes ac-
tivités civiques et littéraires pour-
raient partir en fumée en quelques
secondes » , assure Yassin Negah.
Les talibans ne veulent pas de
cette présidentielle. Ils ont me-

nacé de mort tous ceux qui y par-
ticipent. « Il y a deux semaines
[fin juillet] , nous avons organisé
un rassemblement pour les parti-
sans de Rahmatullah Nabil à Ba-
grami [un village situé à l’est de
Kaboul]. On attendait entre
5 000 et 6 000 personnes. Mais
sur les conseils des services de sé-
curité, nous avons annulé à la der-
nière minute. Deux jours plus
tard, à Bagrami même, après une
bataille de douze heures, la police
a tué quatre terroristes de Daech
et confisqué 1 000 kg de muni-
tion » , précise Yassin Negah.

Atmosphère de défiance
A Kaboul, à chaque coin de rue, les
affiches des candidats, surtout des
deux favoris, sont accrochées aux
lampadaires ou collées sur les
murs. Mais, parmi les habitants
règne une indifférence générale
vis-à-vis de ce rendez-vous électo-
ral. D’autant que survivre dans
cette spirale de violence devient
de plus en plus incertain et que la
désillusion envers les responsa-
bles politiques du pays est grande.
Pour le commerçant Farid Rezayi,
la question ne se pose même pas :
« Je ne vais pas voter. Ça ne sert à
rien. On a vu par le passé que notre
vote était sans effet sur le choix de
ceux qui vont nous gouverner. »
Yassin Negah est conscient des
difficultés que rencontre son can-
didat, tout comme les autres,
pour motiver les électeurs à aller
voter. « Lors de la dernière prési-
dentielle [en 2014], le gouverne-

ment n’a été formé qu’à la venue de
John Kerry [secrétaire d’Etat amé-
ricain à l’époque], qui a attribué le
poste de président à Ashraf Ghani
et celui de chef du gouvernement à
Abdullah Abdullah. Les gens sont
persuadés que tout est décidé par
les étrangers. »
Dans cette atmosphère de dé-
fiance, un autre candidat, Mo-
hammad Hanif Atmar, a d’ores et
déjà « suspendu » sa campagne.
D’autres candidats – ils sont
seize – pourraient bien lui emboî-
ter le pas. « Le gouvernement d’As-
hraf Ghani a fait la sourde oreille à
toutes nos demandes concernant
la garantie de transparence du
scrutin , se désole le porte-parole
de M. Atmar, Mohammad Vaezi.
Le président n’est pas resté impar-
tial : il utilise les moyens de l’Etat à
ses propres fins politiques. En ce
qui concerne la sécurité du scrutin,
Ashraf Ghani n’a même pas réussi
à protéger son propre candidat à
la vice-présidence, Amrullah Saleh
[visé dans une attaque fin juillet
qui a fait vingt victimes]. Com-
ment veut-il le faire dans trente-
quatre provinces afghanes? »
En se retirant de la course à la
présidentielle, Mohammad Ha-
nif Atmar s’aligne sur la position
américaine pour qui la priorité
est l’aboutissement de l’accord
avec les talibans. La présiden-
tielle pourrait alors être repous-
sée pour que les insurgés partici-
pent au scrutin.
Des représentants de M. Atmar
ont pris part aux négociations qui
se sont tenues entre les talibans et
des membres de l’opposition, à
Moscou et à Doha. « Avec Donald
Trump à la Maison Blanche, et son
caractère particulier, le Pakistan a
été mis sous pression et a été obligé
de convaincre les talibans de rejoin-
dre la table des négociations. Voilà
donc une opportunité historique!
D’où notre choix de concentrer nos
efforts sur le processus de paix plu-
tôt que sur la présidentielle » , expli-
que Mohammad Vaezi.
En attendant que les personna-
lités politiques, afghanes et amé-

ricaines, se prononcent sur la te-
nue ou non de la présidentielle, à
Kaboul, les murs anti-explosions


  • censés protéger les institutions
    afghanes et étrangères – s’agran-
    dissent. Les barrages aussi se
    multiplient, ajoutant aux em-
    bouteillages, déjà monstrueux,
    dans la capitale.
    Faute de pouvoir faire disparaî-
    tre ces « murs gris et laids » ,
    Bardya Kayvani, un étudiant en
    arts plastiques et graffeur, rêve
    d’y dessiner des arbres aux raci-
    nes massives. « Comme nous, les
    Afghans, qui avons beaucoup
    d’atouts mais qui oublions de les
    explorer »
    , dit-il. Il ira voter à la
    présidentielle. « Le seul endroit où
    j’arrive à m’exprimer sur la paix et
    sur tout autre sujet, c’est le bureau
    de vote. Sans cela, je n’aurais plus
    rien »
    , assure le jeune homme de
    23 ans qui, contrairement à tous
    ses amis, ne souhaite pas quitter
    l’Afghanistan.p
    ghazal golshiri


A Kaboul, le 9
août, deux jours
après l’attaque
à la voiture piégée.
ANDREW QUILTY
POUR « LE MONDE »

« Le gouvernement
d’Ashraf Ghani
a fait la sourde
oreille à toutes
nos demandes
de garantie
de transparence »
MOHAMMAD VAEZI
porte-parole d’un candidat

LE CONTEXTE

NÉGOCIATIONS
Des négociations de paix sont en-
gagées depuis septembre 2018, à
Doha, au Qatar, entre les Etats-
Unis et les talibans, dont a été ex-
clu le gouvernement de Kaboul.
Washington veut réduire sa pré-
sence militaire en Afghanistan,
où 14 000 soldats américains sont
déployés, et mettre un terme
à la plus longue guerre de son
histoire, entamée en 2001. Les ta-
libans s’engageraient notamment
à ce que l’Afghanistan ne rede-
vienne pas un refuge pour des
groupes terroristes. Le secrétaire
d’Etat américain, Mike Pompeo,
a donné jusqu’au 1er septembre
pour trouver un accord condui-
sant à un cessez-le-feu. Une fois
l’accord conclu, une conférence
de paix interafghane devrait être
organisée à Oslo, en Norvège.

Les talibans
continuent
à mener
des attaques
meurtrières dans
le pays tout
en négociant
un accord de paix
Free download pdf