MondeLe - 2019-08-15

(vip2019) #1
JEUDI 15 AOÛT 2019 international| 3

Mystères autour d’un accident nucléaire en Russie

Moscou cultive le flou sur l’ampleur de l’explosion et sur le type d’armement testé qui l’a provoquée

moscou - correspondance

U


n mystérieux accident
dans le Grand Nord
russe. Un projet de
missile nucléaire se-
cret. Des déclarations contradic-
toires sur les risques de contami-
nation radioactive. Tout semble
flou dans les déclarations des
autorités russes, cinq jours après
l’accident survenu sur une plate-
forme militaire offshore au large
du village de Nionoksa, à plus de
1 200 kilomètres au nord de Mos-
cou, et qui a coûté la vie à au
moins cinq ingénieurs nucléaires.
Mardi dans la journée, les
450 habitants du village voisin de
l’explosion ont été prévenus qu’ils
devraient évacuer leur logement
pendant deux heures, le lende-
main, et étaient invités à se réfu-
gier dans la forêt. Sans explica-
tions sur les raisons de cette « opé-
ration planifiée » – curieuse me-
sure préventive six jours après
l’accident. Mais cette évacuation a
été soudainement annulée mardi
dans la soirée, sans plus d’explica-
tions de la part du pouvoir russe.
Dans les grandes villes voisines,
Severodvinsk et Arkhangelsk, la
population s’est précipitée dans
les pharmacies pour acheter des
comprimés d’iode stable (proté-
geant la thyroïde en cas de rejet
accidentel d’iode radioactif dans
l’atmosphère), épuisant les stocks
disponibles. Les médecins qui ont
soigné les victimes de l’explosion
ont, eux, été envoyés à Moscou.
Ils doivent y passer des examens


  • après avoir dû auparavant si-
    gner un accord de confidentialité
    leur interdisant de divulguer
    toute information sur l’accident.


Gestion peu transparente
Ces mesures, et surtout le man-
que global de transparence sur
l’explosion, ont provoqué des in-
quiétudes et suspicions, d’autant
plus que les autorités ont multi-
plié les déclarations contradictoi-
res depuis six jours : sur quoi tra-
vaillaient les chercheurs en ques-
tion? Quel est le risque réel de
contamination?
« Il est choquant de constater
que les gens qui vivent dans cette
zone n’ont aucune idée de ce qui
s’est vraiment passé » , s’est inquié-
tée l’écrivaine et Prix Nobel de lit-
térature Svetlana Alexievitch sur
la radio Echo de Moscou. « Il sem-
blerait que nous n’ayons pas ap-

pris les leçons de Tchernobyl et
Fukushima » , a ajouté l’auteure de
La Supplication, un ouvrage con-
sacré aux conséquences de la ca-
tastrophe de Tchernobyl. Sur les
réseaux sociaux, de nombreux
Russes faisaient part, en début de
semaine, de leur inquiétude et dé-
ploraient la gestion peu transpa-
rente de la crise.
Les premiers jours, les autorités
ont voulu se montrer rassurantes
en affirmant qu’aucune contami-
nation radioactive n’avait été
constatée. Puis elles ont finale-
ment autorisé, mardi, l’agence
russe de météorologie, Rosguidro-
met, à publier les taux enregistrés.
Les données confirment que le
taux de radioactivité le jour de
l’explosion avait temporairement
dépassé entre 4 et 16 fois le taux
habituel. Les données viennent de
six des huit capteurs d’un système
de surveillance automatisée des
radiations installés dans la région.
L’organisation environnementale
Greenpeace estime pour sa part
que les radiations mesurées dans
le secteur ont été vingt fois supé-
rieures à la normale.
Le communiqué de l’agence
Rosguidromet précise qu’un des
capteurs a relevé un taux de ra-
dioactivité de 1,78 microsievert
par heure, bien au-dessus de la li-
mite réglementaire de 0,6 et de la
radioactivité naturelle moyenne
de 0,11 dans cet endroit, mais loin
des seuils de danger pour la
santé. Les autorités russes affir-
ment toutefois que cette hausse a
été temporaire et que le niveau
de radioactivité serait rapide-
ment redescendu à un niveau
normal. Aucune alerte rouge n’a
été déclarée par les observateurs
internationaux. La Norvège fron-
talière a confirmé avoir renforcé

sa surveillance de radiations
mais n’a rien détecté d’anormal.
La flotte militaire russe a par
ailleurs déployé un navire spécia-
lisé à l’intérieur de la zone d’exclu-
sion autour de la base de l’explo-
sion, sans doute pour récupérer
des débris radioactifs. La Russie a
aussi fermé à la navigation une
partie de la baie de la Dvina, dans
la Mer Blanche. Sans que l’on sa-
che si cette décision a un but de
protection environnementale ou
si elle traduit une volonté d’em-
pêcher les curieux d’assister à
une opération de récupération
des débris tombés dans la mer. La
zone doit rester interdite à la navi-
gation civile jusqu’en septembre.
Le flou demeure sur le nombre
de victimes après cette explosion
qui se serait produite sur une
« plateforme maritime » et aurait
jeté plusieurs employés à la mer.
Les autorités militaires ont
d’abord indiqué que deux « spé-
cialistes » étaient mortes. C’est en
fait cinq experts de Rosatom qui
sont morts, a confirmé l’agence
nucléaire, sans préciser si les

deux spécialistes sont inclus dans
ce bilan. Au moins trois autres
personnes ont été blessées, victi-
mes de brûlures. Lundi, les cinq
corps ont été enterrés avec les
honneurs à Sarov, à 400 kilomè-
tres à l’est de Moscou, principal
centre de recherches nucléaires
russe. Ce site n’est pas un lieu ano-
din : c’est ici que furent conçues
les premières bombes atomiques
soviétiques.

Projet « oiseau de tempête »
Le mystère plane aussi sur le type
de recherche à l’origine de l’explo-
sion. Après s’être contentées de
déclarations floues, les autorités
russes ont finalement reconnu
lundi que l’accident était lié aux
tests de « nouveaux armements » ,
sans plus de précisions.
Pour plusieurs observateurs, cet
épisode confirme que la Russie
travaille de manière active sur des
missiles à propulsion nucléaire.
Appelé « Bourevestnik » ( « oiseau
de tempête » , en russe), et sur-
nommé « Skyfall » par l’OTAN, ce
projet russe aurait l’ambition

d’embarquer un réacteur nu-
cléaire miniaturisé sur un mis-
sile. Le but : obtenir un missile
capable d’avoir une autonomie
de vol telle qu’elle lui permettrait
de faire de larges détours pour
contourner la défense antiaé-
rienne et les radars américains.
Le porte-parole du Kremlin,
Dmitri Peskov, a refusé de confir-
mer que les chercheurs tra-
vaillent effectivement sur le
« Bourevestnik ». Mais il a assuré
que la compétence atteinte par la
Russie en matière de missiles à
propulsion nucléaire « dé-

pass [ait] significativement le ni-
veau atteint par d’autres pays et
[était] assez unique ».
En mars, le président russe, Vla-
dimir Poutine, avait présenté la
recherche sur ce sujet comme
une priorité pour la défense russe,
vantant la mise au point de nou-
veaux missiles présentés comme
« invincibles », « indétectables » ou
« hypersoniques ». Mais ce projet
laisse sceptique de nombreux ex-
perts du secteur, qui soulignent
que les défis techniques et de sé-
curité sont énormes.
Dans une déclaration elliptique
sur Twitter, le président améri-
cain, Donald Trump, s’est vanté
d’en savoir beaucoup sur l’opéra-
tion russe, ajoutant : « Nous avons
une technologie similaire, mais
plus avancée. » Une formulation
qui a laissé dubitatifs les experts
militaires : les Etats-Unis ont bien
développé dans les années 1960
un prototype de missile nucléaire,
appelé projet Pluton, mais qui a
été rapidement abandonné.p
nicolas ruisseau
et nabil wakim (à paris)

Le duel des « deux Matteo » au premier plan de la crise italienne

Le chef de file de la Ligue, Matteo Salvini, a désigné l’ancien président du conseil Matteo Renzi comme son principal adversaire politique

rome - correspondance

M

atteo Salvini a perdu
une bataille, mais il est
loin d’avoir perdu la
guerre. Mardi 13 août, en fin
d’après-midi, au cours d’une
séance orageuse, le Sénat a re-
poussé la proposition du parti du
ministre de l’intérieur italien
(Ligue, extrême droite) de discu-
ter dès mercredi la motion de dé-
fiance visant le président du con-
seil, Giuseppe Conte. Ce dernier se
présentera finalement devant les
parlementaires mardi 20 août,
conformément aux souhaits du
bloc formé par le Parti démocrate
(PD, centre gauche) et le Mouve-
ment 5 étoiles (M5S, antisystème).
Mais, pour Matteo Salvini, l’es-
sentiel est ailleurs : son combat
politique à venir, pour prendre
durablement les rênes du pays. Il
a désormais sur son chemin,
avec Matteo Renzi, l’ancien pré-
sident du conseil (PD), un adver-
saire déclaré qui ne s’imaginait
sans doute pas aussi vite dans ce
rôle début août.

Le chef de la Ligue a désigné très
tôt son challenger, pour mieux le
combattre et resserrer les rangs
autour de sa personne. Dans son
discours au Sénat, lundi après-
midi, le ministre de l’intérieur a
d’ailleurs réservé l’essentiel de ses
diatribes au sénateur florentin,
évoquant « la planète Terre et la
planète Renzi » pour dénoncer la
cassure qu’il devine entre l’an-
cien président du conseil et les
Italiens. « Je ne mets pas mes
mains dans celles du sénateur
Renzi, mais dans celles du peuple
italien » , a martelé M. Salvini.
De son côté, Matteo Renzi, qui
qualifie depuis quelques jours
Matteo Salvini de « Capitaine Fra-
casse » , n’a pas manqué de rele-
ver avec malice le camouflet subi
par la Ligue dont la motion a été
rejetée : « Quand on perd, on dé-
missionne, a-t-il tweeté. J’y suis
passé, je sais que cela fait mal,
mais c’est la chose juste. »
Quelques minutes avant le vote
des sénateurs, l’ancien maire de
Florence a tenu une conférence de
presse très attendue dans un sa-

lon du Palais Madame, le siège du
Sénat. L’occasion pour lui d’endos-
ser ses habits d’ancien président
du conseil, « au service du peuple
italien » et par-delà les courants,
de lancer un appel empreint de
gravité. « C’est la première fois dans
l’histoire de la République italienne
qu’apparaît l’hypothèse de voter
pendant la période où se discute le
budget » , a-t-il déclaré.
M. Renzi a dénoncé la responsa-
bilité de M. Salvini dans la dérive
droitière que subit l’Italie depuis
des mois, où « la culture de la
haine » , a-t-il précisé, est devenue
monnaie courante. L’ancien chef

du gouvernement n’a pas caché
non plus ses inquiétudes devant
la très mauvaise santé économi-
que du pays : « Si on vote [à
l’automne], je ne sais pas si le PD
prendra 25 %, mais ce qui est sûr
c’est que la TVA montera, elle, à
25 %. Ce serait un désastre pour le
pays, on entrerait en récession. »
Le paradoxe est que, revenu au
centre de l’échiquier politique,
M. Renzi n’en reste pas moins un
des leaders italiens les plus impo-
pulaires. Selon l’institut de son-
dage YouTrend, moins d’un Ita-
lien sur quatre fait confiance à
l’ancien président du conseil. Son
retour intervient au moment où
le nouveau secrétaire général du
parti, Nicola Zingaretti, essaie de
tourner la page Renzi, avec un
discours plus à gauche.
Matteo Salvini cherche à isoler
Matteo Renzi du Mouvement
5 étoiles à qui le ministre de l’in-
térieur a fait les yeux doux,
mardi, tout en demandant la
chute de leur gouvernement. De-
vant les sénateurs, le chef de file
de la Ligue a choyé ses anciens

alliés, évoquant son « collègue et
ami [Luigi] Di Maio », le patron
du M5S, et fait une concession de
taille en acceptant de voter avec
le parti antisystème sa proposi-
tion de réduction du nombre de
parlementaires (de 345 mem-
bres), à condition néanmoins de
retourner immédiatement aux
urnes. Mercredi il évoquait pour-
tant la remise en question du re-
venu de citoyenneté, une me-
sure phare portée par le M5S.

Virage à 180 degrés
Dans ce bras de fer qui s’esquisse
demeure un mystère : comment
le M5S, la formation de Beppe
Grillo, et Matteo Renzi ont-ils pu
opérer en si peu de temps un vi-
rage à 180 degrés pour se retrou-
ver aujourd’hui sur des positions
proches? Dès le lendemain des
élections de mars 2018, l’ancien
chef du gouvernement avait tout
fait pour tuer les tentatives de
rapprochement entre son parti
et le M5S, malgré une invitation
de celui-ci à mettre leurs diffé-
rends de côté.

Par ailleurs, durant les quatorze
mois du gouvernement Conte, le
M5S, pressé par la Ligue, s’est par-
fois clairement déporté à droite,
votant les deux décrets Salvini
sur la sécurité criminalisant les
organisations non gouverne-
mentales de secours en Méditer-
ranée, ou se prononçant contre la
levée de l’immunité du ministre
de l’intérieur, visé par une procé-
dure judiciaire pour « séquestra-
tion » d’un navire humanitaire. Le
PD criait alors au recul des valeurs
démocratiques.
Pour Matteo Renzi, les incon-
nues sont donc nombreuses sur
les garanties d’une plate-forme
commune avec le parti anti-
système. « L’une des questions ne
concerne pas les accords politi-
ques avec les parlementaires M5S.
Il s’agit plutôt de savoir si une al-
liance garantirait les intérêts de
Davide Casaleggio, le véritable
chef idéologique du parti » , relève
Jacopo Iacoboni, journaliste à La
Stampa et auteur de deux ouvra-
ges sur le M5S.p
olivier bonnel

Revenu au centre
de l’échiquier
politique, Matteo
Renzi n’en reste
pas moins un
des leaders les
plus impopulaires

Vladimir Poutine, à Moscou, lors de son discours annuel devant l’Assemblée fédérale, en mars 2018. MARAT ABULKATIN/TASS/GETTY


Pour plusieurs
observateurs,
l’épisode confirme
que la Russie
travaille
sur des missiles
à propulsion
nucléaire

Moscou
RUSSIE

KAZAKHSTAN

UKRAINE

BIÉLO.

POL.

FINLANDE

NORVÈGE
SUÈDE

Mer
de Barents

500 km

Nionoksa
Arkhangelsk
Severodvinsk

Sarov
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