MondeLe - 2019-08-15

(vip2019) #1
4 |international JEUDI 15 AOÛT 2019

Au CHU de Bamako, une indigence meurtrière

Par manque de moyens, un enfant sur quatre meurt après son admission à l’hôpital Gabriel-Touré

REPORTAGE
bamako - correspondance

E


mmitouflée dans une
couverture polaire, Fa-
toumata prend son bi-
beron dans les couloirs
du centre hospitalo-universi-
taire (CHU) Gabriel-Touré, à Ba-
mako, au Mali. La nouvelle-née
d’à peine un mois regarde sa
mère, Mme Keïta, avec de grands
yeux fixes, l’air hagard. Lundi
29 juillet, Fatoumata a perdu son
bras droit. Elle qui avait été em-
menée au service pédiatrique de
Gabriel-Touré pour un problème
gastrique en est sortie amputée
jusqu’à l’épaule.
« Aux urgences pédiatriques, on
l’a perfusée et piquée à plusieurs
reprises. C’est à ce moment-là que
sa main a commencé à noircir, ra-
conte Mme Keïta entre deux bibe-
rons. Chaque fois que les méde-
cins venaient, je leur montrais sa
main. Ils me disaient qu’il n’y
avait pas de problème, que si je lui
donnais tel ou tel médicament,
elle allait guérir. » Las, une se-
maine d’hospitalisation plus
tard, la gangrène avait progressé
jusqu’au coude du bébé. Fatou-
mata sera amputée dans la soirée
du 29 juillet.
Dans le département de pédia-
trie, qui concentre près de la moi-
tié des admissions de Gabriel-
Touré, un enfant sur quatre (24 %)
meurt à la suite de son hospitali-
sation, selon le dernier rapport
2018 du Bureau du vérificateur
général, une institution ma-
lienne chargée de lutter contre
les irrégularités financières et de
vérifier les performances de cer-
tains établissements. Cela repré-
sente 96 % des décès enregistrés
dans l’ensemble du CHU.
Mme Keïta accuse l’hôpital de né-
gligence. Le chef du département
de pédiatrie, Boubacar Togo, ne le
nie pas : « Ici, nous avons un infir-
mier pour vingt nouveau-nés. Le
personnel est surchargé, dépassé,
et ça peut l’amener à ne pas exécu-
ter correctement son travail. Les
soins de certains patients se re-
trouvent retardés. Cela diminue
les chances d’efficacité des traite-
ments et même les chances de sur-
vie des malades. »
Avec plus de 125 000 consulta-
tions par an, Gabriel-Touré est
pourtant la vitrine de la santé au

Mali. C’est le plus grand hôpital
du pays, celui qui dispose aussi du
service pédiatrique le plus com-
plet. « Nous n’avons ni aspirateur
ni matériel de ventilation. Coton,
alcool, cathéters, perfusions...
Nous manquons de tout! Humai-
nement, nous sommes marqués
au quotidien par la souffrance des
enfants et par notre incapacité à
en sauver certains », poursuit
M. Togo en entrant dans la salle
des urgences pédiatriques.

« Il faut du sang! »
Dans le local vétuste d’une tren-
taine de mètres carrés, il n’y a
qu’une vingtaine de lits, rouillés.
A gauche, deux bébés malades
sont dans le même berceau. A
droite, d’autres sont soignés par
des médecins qui n’ont pas tous
des gants, augmentant considé-
rablement le risque d’infection.

« Il faut aller chercher du sang
pour cet enfant! », crie un méde-
cin en regardant un des malades,
les yeux vitreux et la bouche
ouverte, l’air agonisant. « Tout ça,
c’est une violation des droits hu-
mains. Dans aucun pays du
monde, vous ne verrez ça! Ça
nous fait mal. Il y a de bons pédia-
tres ici, mais nous n’avons pas les
moyens de travailler », s’emporte-
t-il en sortant des urgences, suivi
par huit internes.
Début août, une partie du per-
sonnel soignant était en grève,
pendant soixante-douze heures,
pour exiger des autorités et de la
direction du CHU un renforce-
ment urgent du matériel médical
et du personnel. Des revendica-
tions que Djimé Kanté, standar-
diste à Gabriel-Touré et porte-pa-
role du comité syndical, porte de-
puis plus de sept ans. En vain. Sur

le bureau de la direction, les cour-
riers syndicaux s’entassent de-
puis des années, sans réponse.
Le 21 juillet, M. Kanté dénonçait
pour la énième fois, sur Facebook,
« la mort prochaine de l’hôpital
Gabriel-Touré », évoquant des
nouveau-nés qui meurent d’hy-

pothermie par manque de lam-
pes chauffantes et des femmes
perdant la vie sur les tables d’ac-
couchement par défaut de prise
en charge. Le lendemain, sa pro-
pre fille, Basira Kanté, 19 ans,
mourait après avoir accouché
d’un prématuré de 8 mois à l’hô-
pital du Point G de Bamako. Basira
n’a pas pu être transférée à Ga-
briel-Touré pour être soignée,
faute de lits disponibles. Le CHU
n’en a qu’environ 500 à disposi-
tion, pour plus de 17 000 hospita-
lisations chaque année.
« C’est une ironie du sort.
Comme si la Terre s’ouvrait sous
mes pieds, comme si le ciel tom-
bait. Moi qui combats depuis tou-
jours la mauvaise gouvernance
hospitalière..., souffle M. Kanté, la
gorge serrée. Ma fille venait juste
de se marier. Elle a mis au monde
un enfant qu’elle n’a pas vu, qui

est aussi décédé sans voir sa mère.
Ils sont morts à cause d’un sys-
tème, à cause d’une insuffisance
de plateau technique et de per-
sonnel qualifié. »
Le bébé, pris en charge aux ur-
gences pédiatriques de Gabriel-
Touré, n’avait que deux jours
lorsqu’il est mort, probablement
des suites de la même hypother-
mie que dénonçait son grand-
père quelques jours plus tôt. « On
envoie les enfants à la boucherie.
On ne peut pas continuer comme
ça, il faut que ça s’arrête! », im-
plore Djimé Kanté.

« Rien n’est fait »
Aujourd’hui, le syndicaliste tente
de faire de ce drame une force
pour poursuivre son combat et
tenter de sauver les hôpitaux
maliens et leurs patients, sou-
vent pauvres et donc dans l’im-
possibilité de payer les soins pra-
tiqués dans les cliniques privées
qui fleurissent à Bamako.
Selon M. Kanté, le budget de
fonctionnement de Gabriel-
Touré a quasiment été divisé par
quatre ces deux dernières an-
nées, passant de 800 millions de
francs CFA en 2017 à 206 millions
(314 000 euros) cette année. Une
baisse drastique que le personnel
peine à comprendre, au regard
des difficultés croissantes qu’il
rencontre au quotidien.
« Avec 206 millions de budget de
fonctionnement, il n’est même pas
possible de gérer le plus petit cen-
tre de santé communautaire, se
désespère M. Kanté. De plus, les
maigres ressources de l’hôpital
prennent souvent d’autres desti-
nations. Il y a eu une mauvaise
gouvernance et une mauvaise
gestion financière. Nous écrivons
constamment à l’administration
pour demander des sanctions
contre les travailleurs indélicats,
mais rien n’est fait. »
Contactée, la direction du CHU
n’a pas répondu aux sollicita-
tions du Monde. De son côté, le
ministère de la santé a pris en
main le dossier et échange actuel-
lement avec les syndicats et ad-
ministrateurs hospitaliers pour
prendre des mesures drastiques
et sauver Gabriel-Touré de sa
lente agonie, entamée dans l’in-
différence quasi générale il y a
déjà plusieurs années.p
morgane le cam

L’ONU en « état de choc » après un attentat à Benghazi

L’attaque, qui a tué trois membres de l’organisation, est la première depuis la révolution libyenne de 2011

tunis - correspondant

L

a mission des Nations unies
(ONU) en Libye est en « état
de choc », selon une source
interne à l’organisation , après l’at-
tentat qui a coûté la vie, samedi
10 août, à trois de ses membres à
Benghazi. Une première depuis la
révolution de 2011. Une voiture
piégée a explosé à proximité d’un
convoi de véhicules de l’ONU garé
devant un centre commercial de
la région orientale de la Cyrénaï-
que, très fréquenté à la veille de la
fête musulmane de l’Aïd el-Adha.
Cinq personnes ont été tuées,
dont trois officiers de sécurité des
Nations unies – un Libyen, un Fid-
jien et un Jamaïcain – tandis que
deux autres membres de la mis-
sion onusienne ont été blessés
(un Soudanais chargé des droits
humains et un chauffeur libyen).
La violence de l’explosion a été
telle que la voiture a été scindée
en deux. « L’onde de choc de l’émo-
tion va bien au-delà de la Libye, car
ces personnels de sécurité étaient
connus dans d’autres pays où ils
avaient servi, notamment l’Irak et
la Syrie », ajoute la source.

Cet attentat de Benghazi, aussi-
tôt condamné par le Conseil de
sécurité des Nations unies réuni
à New York, survient dans un
contexte d’aggravation du con-
flit ouvert au début d’avril par
l’offensive sur Tripoli de l’Armée
nationale libyenne (ANL) du
maréchal Khalifa Haftar. La « ba-
taille de Tripoli », qui a connu des
prolongements ces dernières
semaines à Juffrah (sud-est) et à
Mourzouk (sud-ouest), a causé la
mort de plus de 1 100 personnes,
dont 106 civils, et le déplacement
d’environ 100 000 résidents. Les

deux camps rivaux, le gouverne-
ment d’accord national de Sarraj
siégeant à Tripoli et les forces as-
saillantes de l’ANL d’Haftar,
avaient conclu une trêve à la
veille de l’Aïd, mais aucune pers-
pective de règlement politique
n’est en vue.

« Climat de haine »
L’attentat de samedi contre le
convoi des Nations unies n’a pas
été revendiqué et ses mobiles de-
meurent à ce stade mystérieux.
« Nous ne savons pas si nous étions
directement visés ou si une atta-
que déjà prévue devant le centre
commercial a plutôt été accélérée
de manière opportuniste lorsque
notre convoi s’est garé », précise la
source onusienne. Quoi qu’il en
soit, l’attentat survient dans un
« climat de haine », selon cette
source, visant l’action en Libye de
l’ONU de la part des belligérants.
Le dernier discours, le 29 juillet,
devant le Conseil de sécurité de
l’ONU de Ghassan Salamé, le chef
de la mission libyenne, lui a valu
des diatribes des franges les plus
radicales des deux parties.
M. Salamé y dénonçait le fait que

« les appels à la désescalade »
avaient été « ignorés » par « les
deux parties », qui avaient plutôt
« intensifié leurs campagnes aé-
riennes ». « La Libye est devenue un
terrain d’expérimentation de nou-
velles technologies militaires et de
recyclage d’anciennes armes »,
avait-il précisé en regrettant que
les deux camps rivaux, acceptant
les livraisons d’armes d’Etats
étrangers en violation de l’em-
bargo décrété par l’ONU, « me-
naient la guerre d’autres [pays] ».
En Tripolitaine, le discours avait
été fraîchement reçu par le camp
de Sarraj, qui lui a reproché de
placer les deux belligérants sur
un pied d’égalité et de « ne pas
nommer l’agresseur », Haftar.
Outre la difficulté d’une média-
tion diplomatique dans l’actuel
climat d’animosité, l’attentat
anti-ONU révèle la dégradation
de l’environnement sécuritaire
dans une ville – Benghazi – qui
était pourtant censée avoir re-
couvré la stabilité depuis sa « li-
bération » de l’emprise des djiha-
distes par l’ANL d’Haftar à l’été


  1. L’attaque de samedi
    survient un peu plus d’un mois


après un incident quasi similaire


  • une voiture piégée – ayant
    coûté la vie à quatre personnes
    lors de funérailles en l’honneur
    d’un hiérarque de l’ANL.
    « Il semble que la sécurité de
    Benghazi est en train de s’éroder,

    observe la source des Nations
    unies. Le déploiement sur le front
    des combats contre le GNA à
    Tripoli d’unités jusque-là char-
    gées de la sécurité de la ville a
    ouvert un vide qui est exploité par
    des groupes à des fins politiques
    ou criminelles. »

    Dans son discours du 29 juillet,
    Ghassan Salamé avait précisé-
    ment mis en garde contre « l’ex-
    ploitation »
    du conflit entre le
    GNA et l’ANL par « Daech [acro-
    nyme arabe de l’organisation Etat
    islamique] dans les zones les plus
    reculées du conflit, dans le sud et le
    centre du pays »
    . Si l’EI n’a pas re-
    vendiqué l’attentat de Benghazi,
    le risque de voir l’organisation dji-
    hadiste recouvrer son influence

  • perdue en 2016-2017 – sur les zo-
    nes littorales commence à être
    pris au sérieux par un nombre
    croissant d’observateurs.p
    frédéric bobin


L’attentat
anti-ONU révèle
la dégradation de
l’environnement
sécuritaire
dans une ville
censée avoir
recouvré
la stabilité

Dans le service des urgences pédiatriques de l’hôpital Gabriel-Touré, à Bamako. MORGANE LE CAM


« Ma fille a mis
au monde un
enfant qu’elle
n’a pas vu.
Ils sont morts
à cause d’un
système »
DJIMÉ KANTÉ
porte-parole du comité
syndical de Gabriel-Touré

M É D I T E R R A N É E
Plus de 500 migrants
bloqués sur
deux bateaux
L’agence des Nations unies
pour les réfugiés (HCR) a ap-
pelé, mardi 13 août, les gouver-
nements européens à autori-
ser le débarquement de
507 migrants secourus en
Méditerranée et bloqués
en mer à bord de deux navires
humanitaires, l’ Open Arms
et l’ Ocean Viking. « Une course
contre la montre est engagée.
Des tempêtes sont prévues et
les conditions à bord ne feront
qu’empirer » , a déclaré l’envoyé
spécial du HCR pour la Médi-
terranée centrale, Vincent
Cochetel. – (Reuters.)

É TAT S - U N I S
Affaire Epstein :
sanctions dans la prison
Le directeur de la prison fédé-
rale de Manhattan a été muté
à titre temporaire et deux des
employés suspendus, mardi
13 août, après la mort samedi
en détention du financier
Jeffrey Epstein, accusé d’agres-
sions sexuelles sur mineures.
Arrêté le 6 juillet pour avoir
organisé, de 2002 à 2005 au
moins, un réseau constitué
de dizaines de jeunes filles,
Jeffrey Epstein, 66 ans, a été
retrouvé mort dans sa cellule
alors qu’il avait récemment
tenté de se suicider. – (AFP.)
Free download pdf