MondeLe - 2019-08-15

(vip2019) #1
6 |planète JEUDI 15 AOÛT 2019

Le Puy-de-Dôme affronte une sécheresse inédite

Le département affiche un déficit pluviométrique de 50 % qui fragilise l’agriculture et l’industrie

clermont-ferrand -
correspondant

U


n barrage vide, ce n’est
pas bien beau. » C’est
tant pis pour les pê-
cheurs qui fréquen-
tent d’ordinaire le plan d’eau de la
Sep enchâssé dans le vert des
Combrailles, dans le nord-ouest
du Puy-de-Dôme. Mais ce n’est
pas l’essentiel. Ce qui démoralise
Michel Cohade, c’est la situation
des 200 céréaliers de la Limagne
qui irriguent leurs cultures grâce à
cette retenue. « Le barrage est vide,
et cela fait trois semaines que l’on
n’arrose plus », explique-t-il. Faute
d’eau, le rendement du blé a chuté
de 50 % sur son exploitation. Pour
le maïs, dont la récolte commen-
cera dans un mois, « on peut juste
dire que ce sera catastrophique ».
Dans la grande plaine de la Lima-
gne traversée par la rivière Allier,
dans le centre du département, la
sécheresse fait des dégâts impor-
tants. Depuis le 1er janvier, « le défi-
cit pluviométrique est quasiment
de 50 % dans le département »,
note la préfecture du Puy-de-
Dôme. Cette situation l’a conduite
à prendre une mesure inédite :
depuis le 26 juillet, le bassin de l’Al-
lier a été classé « en niveau d’alerte
de 10 heures à 18 heures » avec une
interdiction de prélever de l’eau
dans le milieu naturel. C’est une
première. L’un des enjeux est de
sécuriser l’alimentation en eau
potable de l’agglomération cler-
montoise, qui tire l’essentiel de
ses ressources des captages dans
la nappe alluviale de l’Allier.
Pour Bertrand Nicolas, qui
cultive principalement du blé et

du maïs sur 115 hectares, la déci-
sion de l’Etat se traduit par une
diminution de 25 % de ses capaci-
tés d’irrigation. Résultat, le rende-
ment du blé a chuté. Et, pour le
maïs, l’inquiétude est vive.
D’autant que la Limagne est le
cœur de l’empire de Limagrain, le
quatrième semencier mondial.
« Le val d’Allier est l’une des régions
de France les plus touchées par la
sécheresse, avance Pascal Viguier,
le président de la coopérative. Sur
le maïs, l’impact sera très fort. »

« Choix radicaux »
La décision de la préfecture sus-
cite un début de polémique.
« Pourquoi prendre de telles mesu-
res de restriction alors que le bar-
rage de Naussac [en Lozère] qui
soutient le débit de l’Allier est
plein? », interroge M. Nicolas. « Il
va falloir vérifier que ces restric-
tions sont vraiment justifiées »,
prévient M. Viguier. Du côté de
l’Etat, on fait valoir la nécessité
d’économiser l’eau des barrages
pour « garantir une capacité de
soutien [du cours de l’Allier et de la
Loire] jusqu’à la fin de l’année ».
Après une année 2018 déjà diffi-
cile, la sécheresse redonne de
l’acuité à un débat lancinant dans

le monde agricole : la création de
retenues d’eau. « Il faut conserver
l’eau quand elle passe en abon-
dance pour l’utiliser pendant
l’été », estime M. Nicolas, qui
plaide pour des retenues. « Il faut
réfléchir aux manières de mieux
utiliser l’eau, mais aussi à des ca-
pacités de stockage supplémentai-
res », renchérit Pascal Viguier.

Chez les éleveurs, la situation
est tout aussi préoccupante. Pour
Eric Gardette, l’été aurait pour-
tant dû être joyeux. Le groupe-
ment agricole d’exploitation en
commun des Gentianes, qu’il di-
rige avec son neveu, a décroché, le
28 juillet, le Graal de la profes-
sion : le prix du meilleur saint-
nectaire fermier.

Mais, face au spectacle des prai-
ries grillées du massif du Sancy,
dans l’ouest du Puy-de-Dôme, il
est amer. Accablées par la chaleur
et la sécheresse, ses quarante-
huit montbéliardes rouge et
blanc ne donnent plus autant de
lait. « Alors que je fais habituelle-
ment soixante-dix fromages par
jour, j’en fais actuellement huit
ou dix de moins », dit-il. Amer,
donc, mais aussi très inquiet :
« Cela fait déjà un mois que je
donne du foin à mes bêtes alors
que, normalement, ce n’est pas
avant octobre. » Son stock de four-
rage ne suffira pas à passer l’hiver
et il va lui falloir en acheter.

« Plan de gestion rationnelle »
« La situation est très compli-
quée », confirme David Chauve,
éleveur laitier à Ambert et prési-
dent (FNSEA) de la chambre
départementale d’agriculture.
« Nous sommes en train de recen-
ser les besoins pour faire des
achats de fourrage. En matière de
trésorerie, cela va être difficile
pour beaucoup. » Mais il y a pire.
« Certains éleveurs vont devoir
faire des choix radicaux et réduire
leur cheptel. » En clair, envoyer à
l’abattoir les vaches qu’ils ne
peuvent pas nourrir.
Certains industriels sont aussi
touchés par les restrictions d’ac-
cès à l’eau. C’est, par exemple, le
cas de l’usine de la Banque de

France qui fabrique le papier pour
les billets, installée au bord de l’Al-
lier, à Vic-le-Comte. Ou encore ce-
lui du site de Sanofi qui fabrique
des médicaments au bord de la
Dore, un affluent de l’Allier, dans
la région d’Ambert. « Nous avons
actionné notre plan de gestion ra-
tionnelle de l’eau et augmenté no-
tre niveau de vigilance », explique-
t-on chez Sanofi. Cela passe par
une « réduction progressive des
consommations » et « une adapta-
tion du rythme de production ».
La préfète du Puy-de-Dôme,
Anne-Gaëlle Baudouin-Clerc, a
décidé de prendre à bras-le-corps
la question de la compétition
pour l’accès à l’eau. « Elle a décidé
de lancer un travail prospectif pour
définir une stratégie départemen-
tale de gestion de l’eau prenant en
compte les intérêts des ménages,
des agriculteurs et des industriels »,
explique-t-on à la préfecture. Un
projet territorial spécifique pour
le val d’Allier doit également être
mis à l’étude pour trouver « un
équilibre entre les ressources et les
différents besoins ».
France Nature Environnement
vient pour sa part de lancer un
avertissement en publiant sur
son site un long article titré
« Sécheresse : les barrages, une
fausse solution face au dérègle-
ment climatique ». Le débat sur
l’eau s’annonce explosif.p
manuel armand

« Nos pratiques ne sont pas adaptées au changement climatique »

Chercheuse en hydrométéorologie, Florence Habets prévient que les sécheresses vont « augmenter en intensité, en superficie et en durée »

ENTRETIEN

F

lorence Habets est direc-
trice de recherche CNRS en
hydrométéorologie et pro-
fesseure attachée à l’Ecole nor-
male supérieure. Elle préside le
conseil scientifique du comité de
bassin Seine-Normandie.

Comment qualifieriez-vous
la situation à l’été 2019?
Le niveau des nappes est assez
bas et l’aridité des sols est très
marquée, même si la situation
s’annonce moins grave
qu’en 2017 dans le nord de la
France. Les précipitations actuel-
les vont soulager la végétation,
mais ne suffiront ni pour les riviè-
res ni pour les nappes, car l’hiver a
été sec. Il a surtout plu en mai, ce

qui n’est pas efficace pour la re-
charge des nappes.
Nous commençons à travailler
sur des prévisions à six mois sur
ce sujet et nous savons déjà que
les trois prochains mois devraient
être chauds et secs. Aussi la ques-
tion est surtout de savoir quand le
manque d’eau va prendre fin. En
octobre? En novembre? En 2018,
des préfectures ont pris des arrê-
tés sécheresse jusqu’en décembre.
Avec le changement climatique,
l’occurrence des sécheresses va
augmenter en intensité, en super-
ficie et en durée. Or la France n’a
pas la culture de ce phénomène.
En 2018, ce sont des régions peu
habituées au manque d’eau qui
ont été les plus touchées : la Bour-
gogne, l’Artois... Le territoire de
Belfort a failli être approvisionné

par camions. Pourtant, les habi-
tants n’ont pas changé leurs habi-
tudes, comme savent le faire les
Espagnols en cas de pénurie. Dans
le Doubs, de nouveau touché cette
année, l’eau de cette rivière s’est
même enfoncée dans la nappe.
Les hydrologues n’aiment pas ce
phénomène à cause de possibles
contaminations par des polluants.

De nombreux agriculteurs et
des élus réclament de stocker
l’eau l’hiver afin de l’utiliser en
été. Est-ce une bonne réponse
au changement climatique?
Non, cela ne peut être qu’une so-
lution de dernier recours. D’abord
parce qu’augmenter nos capacités
de stockage avec l’idée que nous
pourrons poursuivre les mêmes
activités, les mêmes cultures aux

rendements fantastiques, est un
leurre. Nos pratiques agricoles ne
sont pas adaptées au changement
climatique. Cela peut constituer
par ailleurs une appropriation de
la ressource hydrique par l’agri-
culture intensive, alors que les
tensions sur l’eau vont devenir
plus fortes. En outre, le remplis-
sage de ces infrastructures en
automne peut contribuer à aug-
menter la durée des pénuries.
Ensuite, construire des barrages
coûte cher et ceux-ci occupent
des surfaces prises sur des zones
humides, des terres agricoles, des
forêts, contribuant à l’artificiali-
sation des sols... En France, il y a
les grandes « bassines », qui conti-
nuent à être installées en Poitou-
Charentes et le barrage litigieux
de Caussade. Or l’eau à l’air libre

chauffe et s’évapore, surtout lors-
qu’elle est peu profonde, précisé-
ment au moment où l’on en a le
plus besoin, l’été. Il y a quelques
années, en Californie, des mil-
lions de boules en plastique
avaient été jetées dans des réser-
voirs pour freiner ce phénomène.

Les grands barrages
sont-ils plus pertinents?
Ils le sont lors de courtes séche-
resses, mais, pour les épisodes
pluriannuels, ils peuvent avoir des
effets pervers, en favorisant
l’usage excessif de la ressource. On
prend des mesures d’économie
trop tard et le temps nécessaire
pour les remplir prolonge la pénu-
rie. Des enquêtes en Chine, aux
Etats-Unis ont montré que, lors de
longues sécheresses, les rivières

Une mare presque
à sec à Crevant-Laveine,
dans le Puy-de-Dôme,
le 18 juillet. JEAN-PHILIPPE KSIAZEK/AFP

« En matière de
trésorerie, cela
va être difficile
pour beaucoup »
DAVID CHAUVE
président de la chambre
départementale d’agriculture

« on est en régime de restriction d’eau de-
puis plus de deux mois déjà, mais la situation
s’aggrave. On en est même à un stade où on
pressent qu’on pourrait avoir des difficultés
en matière d’eau potable dans quelques
mois », s’inquiète Maxime Cuenot, direc-
teur départemental des territoires du Cher.
Mardi 13 août, 83 départements français
étaient concernés par des mesures de res-
triction d’eau. Selon le niveau d’urgence dé-
fini par le préfet, les habitants, collectivités,
agriculteurs et industries doivent limiter
leur utilisation d’eau jusqu’à nouvel ordre.
Même si la canicule est derrière nous, la
France subit toujours la sécheresse. Celle-ci
est multiple : météorologique (manque de
pluie), agronomique (déficit en eau des sols
superficiels) et hydrologique (niveaux bas
des nappes souterraines).
Météo France observe que, « depuis
juillet 2018, la pluviométrie sur la France est
marquée par un déficit qui perdure notam-
ment sur les régions du Grand-Est, de la
Bourgogne - Franche-Comté ainsi qu’en

Auvergne ». La deuxième canicule de l’été,
fin juillet, a également contribué à assé-
cher les sols superficiels. A l’inverse, la
Corse a bénéficié de pluies abondantes,
favorisant la recharge en eau des sols et des
nappes souterraines.

« Disparition d’espèces »
Dans son bulletin daté du 1er août, le Bu-
reau de recherches géologiques et miniè-
res (BRGM) indique que les niveaux des
nappes souterraines diminuent. Une si-
tuation habituelle en cette période de l’an-
née, puisque les pluies sont absorbées par
la végétation. La baisse des niveaux a forte-
ment accéléré en juin et en juillet, même si
le BRGM assure qu’à l’exception de cer-
tains territoires les niveaux des nappes
sont globalement autour de la moyenne.
« La nappe du sud de l’Alsace rencontre,
pour un mois de juillet, une situation qui ne
se présente statistiquement que tous les
soixante-dix ans, précise toutefois Violaine
Bault, hydrogéologue au BRGM. Cela provo-

que l’assèchement des zones humides et la
disparition de certaines espèces. » Les nap-
pes du Rhône et de la Saône présentent éga-
lement les niveaux les plus bas connus pour
la période. Des niveaux modérément bas à
très bas sont aussi observés dans les nappes
du Massif central et du Berry.
Fin de l’été ne signifie pas fin du problème.
Dans certains départements moins tou-
chés actuellement par la sécheresse, la vigi-
lance règne. « Chez nous, les difficultés
arrivent au moins aussi fort en septembre,
octobre, voire novembre, explique Philippe
Blachère, directeur départemental des terri-
toires du Gers. Puisque, même si l’irrigation
baisse, il faut maintenir de l’eau potable. On
sait que l’on doit garder de l’eau pour cette
période, tant que les grosses pluies d’hiver ne
seront pas retombées. » Il faut désormais
attendre la période de recharge des nappes
souterraines, de septembre à mars. Mais, si
la pluie ne vient pas cet hiver, l’été 2020 sera
encore plus problématique.p
justine guitton-boussion

Plus de 80 départements en restriction, les nappes au plus bas

dotées de grands barrages souf-
frent davantage que les autres.

N’y a-t-il aucune solution?
Si, ce sont les nappes et les sols
qui se gorgent de volumes consé-
quents et les transfèrent vers le
sous-sol. Les moyens d’améliorer
le stockage de l’eau sont les mê-
mes que pour lutter contre les ni-
trates : planter des haies, protéger
les zones humides, arrêter l’artifi-
cialisation des terres... Nous ve-
nons de subir deux canicules sé-
vères, mais nous n’agissons pas.
Acheter un climatiseur ne va pas
résoudre le problème! Le change-
ment de mentalité devrait arriver
plus vite. Dans dix ans, on aura
perdu beaucoup.p
propos recueillis par
martine valo
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