Temps - 2019-08-09

(ff) #1
VENDREDI 9 AOÛT 2019 LE TEMPS

Culture 13

ANTOINE DUPLAN, LOCARNO
t @duplantoine

C’est une vieille Indienne hospitali-
sée à Manaus dans un état de grande
faiblesse. Elle raconte qu’elle a des-
cendu la rivière avec une cargaison de
fruits à vendre et qu’elle s’est sentie
mal; elle demande qu’on aille chercher
ses fruits. Mais personne ne comprend
son dialecte, pas même l’infirmière
d’ascendance indienne. Celle-ci vit
avec son père, Justino, de l’ethnie
Desana. Il travaille comme vigile dans
le port depuis des années, mais son
âme est restée dans la forêt. Le soir,

quand il rentre, il sent des présences
dans les feuillages.

Le bitcoin, cette «poussière
d’étoile virtuelle»
Sur un rythme lent déroulant de
sombres images pleines de moiteur, le
premier long métrage de Maya Da-Rin,
A Febre , en compétition, parle du Brésil
contemporain dans ce qu’il a de plus
secret, de plus intime, de plus fragile: la
souffrance des peuples premiers coupés
de leur culture, survivant dans le monde
matériel, hantés par les réminiscences
d’un ordre différent, d’une réalité
magique dans laquelle le plongeur prend
sous l’eau la forme d’un poisson. Justino
souffre d’une fièvre que les fébrifuges
ne parviennent pas à soigner; seul un
chaman pourrait guérir sa blessure invi-
sible. A la fin du film, dans ce plan de
réalité ou dans la dimension du rêve,
Justino rentre dans la jungle.

Les Indiens déracinés racontent à
leurs petits-enfants des histoires mer-
veilleuses sur le royaume des singes. Ils
rêvent d’oiseaux et de serpents. Et les
singes, les agoutis, les caïmans, les
tapirs, que se racontent-ils?
Venu de l’art contemporain, Basim
Magdy, de Bâle, propose quelques
pistes de réflexion dans son court
métrage surréaliste New Acid , un mon-
tage de lost footage animalier incrusté
de SMS traduisant la pensée de nos
amis à plumes et à poils. Tous philo-
sophes et paranos, les animaux se
demandent si le ciel est «un miroir
géant reflétant nos fantaisies» et cri-
tiquent le bitcoin, qui n’est que «pous-
sière d’étoile virtuelle».
«Je veux entrer dans les rêves de
quelqu’un d’autre», dit l’hippopotame.
Il n’y a pas d’hippopotames en Amazo-
nie? Si, ceux qui se sont échappés du
zoo de Pablo Escobar. ■

La longue ombre de la forêt


Le premier long métrage de Maya Da-Rin, «A Febre», parle du Brésil contemporain dans ce qu’il a de plus secret, de plus fragile. (FESTIVAL DE LOCARNO)


COMPÉTITION «A Febre» évoque le
déracinement des Indiens d’Amazonie
confrontés au matérialisme de la société
brésilienne. Nos amies les bêtes
répondent à cette solitude de l’âme dans
«New Acid»

STÉPHANE GOBBO, LOCARNO
t @StephGobbo

L’image est parfois floue, le son
hoquetant, les mouvements de
caméra abrupts. Mais quel docu-
ment! During Revolution , premier
long métrage de la cinéaste
syrienne Maya Khoury, nous
emmène au cœur du conflit qui
ravage son pays depuis 2011. Fruit
d’un travail de longue haleine qui
aura duré sept ans, son film
adopte une structure chorale
pour suivre plusieurs person-
nages, qui ont tous en tête un
même idéal: voir le régime de
Bachar el-Assad s’effondrer.

Survivre dans
un bombardement
Même si on perd parfois le fil d’un
récit qui dure quand même 144
minutes, During Revolution
impressionne par la manière dont

Khoury reste constamment à hau-
teur d’hommes et de femmes, évi-
tant de faire de son film une œuvre
militante ou politique. Ce qui
compte, pour elle, est de montrer
la manière dont on (sur)vit dans
des villes comme Homs ou Alep,
régulièrement bombardées. A l’op-
posé des reportages télévisés, qui
conservent souvent une certaine
distance, elle n’hésite pas, après la
mort d’un jeune homme de 19 ans,
à filmer au plus près son cadavre,
allant jusqu’à soulever son t-shirt
pour révéler le trou minuscule
causé par la balle d’un sniper.
Tandis que la première partie du
film est d’une certaine manière
plus humaine (on y découvre des
visages, on suit des conversations),
la seconde bascule progressive-
ment vers des scènes de guerre, à
la manière des reportages embar-
qués. Cette construction permet
d’appréhender au plus près la tra-
gédie qui se joue en Syrie, avec ceci
d’intéressant que, en l’absence de
toute explication, ce documentaire
oppressant a quelque chose d’uni-
versel dans sa manière de parler
de l’horreur de la guerre. ■

Il était une fois

la révolution syrienne

CINÉMA Présenté en compéti-
tion au Festival de Locarno, le
documentaire syrien «During
Revolution» raconte de l’intérieur
sept années de guerre civile

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Cinéma
sur Letemps.ch

SUR
LE WEB

Le grand bond en avant, c’est celui du
léopard qui se découpe, tous muscles
bandés, sur fond noir. Devant cette
affiche belle comme une fresque propa-
gandiste, Isabelle Chassot, directrice de
l’Office fédéral de la culture (OFC), Alain
Berset, conseiller fédéral chargé de la
culture, et Ivo Kummer, directeur de la
Section cinéma de l’OFC, se retrouvent
à la Ghisla Art Foundation pour leur
traditionnelle conférence de presse
locarnaise.
Contrairement au léopard tutélaire,
les trois grands ordonnateurs fédéraux
ne bondissent pas; ils avancent lente-
ment et souplement, mus par une
vision, la conviction que la culture a en
Suisse un rôle de cohésion sociale,
qu’elle est porteuse de création et d’in-
novation, et enfin qu’elle est une véri-
table puissance économique.

Densité féminine
Il y a quatre ans, le même trio présentait
à Locarno le Message culture 2016 à 2020
qui définissait l’orientation de la politique
culturelle de la Confédération.
Aujourd’hui, les autorités planchent sur
le prochain Message (2021-2024), qui vise
la continuité. Les mesures lancées en 2015
seront développées. Elles concernent la
formation musicale. Des moyens seront
engagés pour le programme Jeunesse et
Musique, dont plus de 20 000 jeunes ont
déjà bénéficié, et pour un soutien accru
aux talents en herbe.
Les mesures concernent les langues
aussi. Les échanges scolaires, dont

seuls 2% des élèves ont eu la chance
de profiter, pourraient se systémati-
ser avec un budget de 10 millions de
francs plutôt que de 3 millions. Les
langues minoritaires seront l’objet de
toutes les attentions. Un soutien sera
apporté à l’enseignement de l’italien
et aux médias de langue romanche,
car pour vivre «une langue doit être
parlée mais aussi lue», rappelle
Isabelle Chassot.
Quant au cinéma, puisque c’est l’art
que célèbre Locarno, il se porte plutôt
pas mal. Les parts de marché du
cinéma suisse s’élèvent à 8,5%, ce qui
est bien dans un secteur qui a régressé
de 13% en 2018. Les champions en
matière d’entrées sont Wolkenbruch ,
Papa Moll , #Female Pleasure , A l’Ecole
des Philosophes , Les Dames et Der
Klang der Stimme.
En 2018, 483 demandes d’aide sélec-
tives ont été déposées auprès de l’OFC;
150 ont reçu un soutien à hauteur de
17,4 millions de francs. Dix projets de
fiction ont reçu 11 347 000 francs pour
l’aide au scénario et à la réalisation, et
vingt projets documentaires touchent
3 128 500 francs.
«L’OFC accorde une attention parti-
culière à la thématique du genre», sou-
ligne Ivo Kummer. «Les premiers

chiffres sont encourageants», apprécie
Alain Berset. L’idée de privilégier les
femmes lorsque les projets sont de qua-
lité égale a permis une balance plus
égalitaire, puisqu’elles sont 43% à scé-
nariser et 46% à réaliser des fictions;
sur le versant documentaires, on
compte 54% d’auteures mais seulement
29% de réalisatrices...

Lutter contre l’oubli
L’encouragement de la culture ciné-
matographique représente une part
importante des investissements de la
Confédération: plus de 8 millions de
francs ont été attribués à la formation
continue, les publications, les festivals
de cinéma et la Fondation Swiss Films.
Le Message culture 2021-2024 met
l’accent sur la transformation numé-
rique qui influence de manière impor-
tante la production, la consommation
et l’archivage des films. Les fournisseurs
de films en ligne seront soumis à l’obli-
gation d’investir dans le cinéma suisse


  • en choisissant librement les projets
    qu’ils veulent soutenir. Cet apport
    constituerait une augmentation de 10%
    du budget du cinéma suisse.
    L’accès au patrimoine est une autre
    priorité: une fois terminée leur exploi-
    tation commerciale, les films sont diffi-
    ciles à voir. La Cinémathèque suisse, qui
    ouvre en septembre son centre d’archi-
    vage à Penthaz, travaille avec d’autres à
    lutter contre l’oubli.
    Enfin la Suisse est un des pays euro-
    péens ayant le plus de coproductions à
    son actif, ayant produit 25 films l’an
    dernier avec des partenaires étrangers

  • Allemagne, Autriche, France, Italie, la
    Communauté française de Belgique, le
    Luxembourg, mais aussi le Canada et le
    Mexique. Elle entend poursuivre dans
    cette voie qui assure plus de visibilité
    dans les festivals étrangers. ■ A. DN


La Suisse est belle, son cinéma aussi

FESTIVAL DE LOCARNO L’Office fédé-
ral de la culture a donné sa tradition-
nelle conférence sur les bords du lac
Majeur. En ces temps de bouleverse-
ments technologiques, le cinéma suisse
se porte plutôt bien et imagine des
perspectives d’avenir


AFP/LT


Jean-Pierre Mocky, le plus inclas-
sable des réalisateurs français, est
mort jeudi, a annoncé sa famille.
«Jean-Pierre Mocky est parti tour-
ner son prochain film avec Bourvil,
Michel Serrault, Michel Simon,
Fernandel, Jacqueline Maillan,
Jeanne Moreau, Jean Poiret, Fran-
cis Blanche, Charles Aznavour et
tant d’autres. Il s’est éteint dans sa
91e année à son domicile parisien»,
ont indiqué ses enfants, Stanislas
Nordey et Olivia Mokiejewski.
Auteur de plus d’une soixantaine
de films dont Un drôle de parois-

sien avec Bourvil ou encore A mort
l’arbitre avec Michel Serrault et
Eddy Mitchell, Jean-Pierre Mocky,
de son vrai nom Jean-Paul Mokie-
jewski, était considéré comme
«l’anar» du cinéma français, tou-
jours sur la brèche, sempiternel
râleur et, avant tout, libre.

Caustique et sensible
«Sa filmographie était à son
image: caustique, anticonfor-
miste, loin des clichés. Ses films
n’épargnaient rien ni personne,
et dénonçaient inlassablement
les travers et les dérives de la
société. C’était un provocateur
outrancier qui cachait une âme
sensible et cultivée», a dit dans
son hommage Jack Lang, ancien
ministre français de la Culture et
ami du cinéaste. ■

FRANCE Auteur d’une soixan-
taine de films, le cinéaste Jean-
Pierre Mocky s’est éteint à Paris.
Il avait 90 ans

Le plus inclassable des

réalisateurs n’est plus

Les fournisseurs de

films en ligne seront

soumis à l’obligation

d’investir dans

le cinéma suisse,

ce qui augmenterait

de 10% son budget

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