Temps - 2019-08-09

(ff) #1
Rap et basket,

dans le même panier

L


a bromance entre rap et football
est une affaire européenne. Aux
Etats-Unis, où cette musique est
née dans les block parties des
années 70, le soccer est loin de
provoquer la même fascination
populaire qu’en France, en Alle-
magne ou en Grande-Bretagne –
mais les rappeurs n’en sont pas
moins de grands passionnés de
ballons. «Ce n’est pas pour rien
qu’on parle du rap game pour évoquer ce
microcosme: il y a toujours eu cette idée
de compétition, de performance», fait
remarquer un confrère mordu de sports
et de sons US.
De New York à Los Angeles en passant
par le «Dirty South», les rappeurs
emploient volontiers des références au
football américain, au hockey sur glace
ou au baseball. Mais aucune discipline
n’a autant leurs faveurs que le basketball.
«C’est une question de spectacle. Les
rappeurs aiment ça en général, et la NBA
propose tout simplement le meilleur.
C’est plus clinquant que dans les autres
ligues», estime le grand frère et manager
de Clint Capela, Fabrice, qui lui-même
tâtait du micro lorsqu’il était plus jeune.
L’histoire du rap et du basket outre-At-
lantique ressemble à s’y méprendre à celle
du rap et du foot en Europe. Il y a les réfé-
rences dans les morceaux, innombrables,
chez des artistes aussi divers que les
anciens punks des Beastie Boys, le légen-
daire Notorious B.I.G., le tout-puissant
Jay-Z ou la vedette des années 2010, Drake.
Il y a les velléités musicales de joueurs
professionnels comme Shaquille O’Neal
(quatre albums tout de même), Tony Par-
ker ou plus récemment Damian Lillard.
Et il y a une densité incroyable de codes

culturels partagés, échangés, réappro-
priés. Le sport et l’industrie musicale
constituent deux manières de concrétiser
le rêve américain; le basket et le rap en
sont les expressions les plus street.
Pour le Genevois Clint Capela, draé en
NBA en 2014, le rap fut ainsi un excellent
moyen de s’intégrer. «J’ai grandi avec deux
frères qui écoutaient tout le temps cette
musique, avec Fabrice qui rappait lui-

même, c’est vraiment ma culture, et
lorsque je suis arrivé aux Houston Rockets,
cela m’a permis de développer une bonne
relation avec James Harden [la star de
l’équipe], car nous aimons tous les deux
nous poser pour écouter des sons.»
En Suisse, son ancien camarade d’école
Makala lui a dédié un morceau ( Capela ,
en 2015), qu’il trouve «vraiment bon».
Aux Etats-Unis, il a l’occasion de voir
comment se créent les connexions entre
stars du micro et du ballon orange. «En
fait, c’est très naturel. Je suis pote avec
James Harden, qui est très proche de

Travis Scott, donc je l’ai aussi rencontré.
Dernièrement, j’ai été le voir en backs-
tage après son concert à Londres. Je
connais aussi assez bien les Migos. Les
rencontres se font naturellement, et sou-
vent ces contacts sont enrichissants.
Finalement, nous faisons un peu la
même chose, en concert ou en match, en
rappant ou en dunkant: nous essayons
de rendre la foule hystérique.»

A la fin des années 80, le rap traverse
l’Atlantique – littéralement, via disques et
cassettes – et les premiers passionnés
européens l’adoptent avec tout son back-
ground culturel: style vestmentaire,
influences musicales et système de réfé-
rences. C’est l’école du «rap en français»,
qui considère que cette musique ne peut
exister que nappée de sauce américaine
et que tout écart du corpus originel est
inapproprié. C’est aussi l’époque de
Michael Jordan, des Chicago Bulls, de la
«Dream Team». Même si le football est
déjà beaucoup plus populaire, le basket

est le premier sport favori du rap en
Europe. «Pour eux, si t’es black, d’une cité
ou d’une baraque, t’iras pas loin/C’est:
vends du crack ou tir à trois points», rappe
par exemple Booba à ses débuts solo dans
son classique Indépendant.

Vers l’universalité
Aujourd’hui, plus personne ne parle de
«rap en français». L’expression «rap fran-
çais» s’est imposée parce que petit à petit,
les rappeurs de l’Hexagone ont assumé
leur propre héritage. Sur le plan des vête-
ments, il y a par exemple eu la mode des
joggings retroussés dans les chaussettes
et des casquettes Lacoste (que la marque
bon chic, bon genre n’a d’ailleurs pas tou-
jours vue d’un très bon œil). Au niveau du
son, ce fut le recours quasi systématique
à des boucles mélodramatiques de piano
et de violon. Et dans les textes, la réalité
locale s’est immiscée avec toutes ses com-
posantes. Dont l’omniprésence du foot-
ball. C’est avec le ballon rond que le rap
est véritablement devenu européen.
C’est moins futile qu’il n’y paraît. Il y a
aujourd’hui des rappeurs de toutes les
sensibilités politiques jusqu’à la droite la
plus extrême, de toutes les nationalités,
de tous les milieux. Cette musique (le rap)
est née comme partie d’un mouvement
culturel plus global (le hip-hop) compre-
nant d’autres disciplines (breakdance,
graffiti, DJing) et aussi des valeurs
propres (le fameux «peace, love, unity &
having fun» de la Zulu Nation). Il s’en est
petit à petit libéré pour s’adapter à toutes
les sensibilités. C’est ainsi qu’il est devenu
universel. ■

La semaine prochaine: Les 50 ans
de Woodstock

Aux Etats-Unis, les rappeurs sont passionnés par la NBA et pas par le soccer. Mais, dans tous les pays,
les adeptes de cette musique ont commencé à y faire vivre leur propre héritage culturel

LIONEL PITTET t @lionel_pittet

DRIBBLES AVEC LES MOTS (5/5)

COMMISSAIRE

À LA PIPE (6/8)

Des esprits chagrins peuvent
juger Mme Maigret comme
une femme d’ancien régime,
l’épouse qui tricote, limite
potiche. Simenon lui-même
la décrit avec ce mélange de
subtilité et de raideur qui
est le propre de son
commissaire: «Une jeune fille
un peu dodue, au visage très
frais, avec, dans le regard, un
pétillement qu’on ne voyait pas
dans celui de ses amies» – dans
Les Mémoires de Maigret , où
est narrée la rencontre des
deux personnes, avec un
Maigret embarrassé dans une
soirée où il ne connaît pas
grand monde, jusqu’à ce que
Mme le repère.
On peut d’abord objecter
que le couple a son indatable
originalité. La manière
distante et affectueuse, sans
grand verbiage, dont Mme
appelle son mari «Maigret»,
comme un sigle. Même dans
l’intimité, elle n’a pas la naïveté
de croire qu’elle peut percer
la carapace: elle la prend avec
tout le reste, les absences à
répétition, les détours par un
bistrot en rentrant du cinéma
le vendredi soir...
C’est réciproque: à aucun
moment, Maigret ne cherche
à changer Mme, ne conteste
ses séjours dans son Alsace
natale – même s’il en souffre,
voir sa soirée de célibataire
complètement paumé au début
de Maigret au Picratt’s ,
durant laquelle il flotte vers
un restaurant puis au cinéma
sans jamais savoir quoi faire.
Les deux (fortes) personnalités
s’expriment même par la
langue: Simenon n’écrit
jamais «Madame Maigret»,
mais «Mme», comme
un label comparable à celui
de «Maigret».
La magie de ce tandem
tient dans cette réunion des
contraires. Mme saisit des
détails parlants dans la vie
quotidienne comme Maigret
ne sait les interpréter que
durant ses enquêtes. Elle
structure le couple, alors que
Maigret en dépend. Elle est
incapable de rester inactive
une minute, tandis qu’il sait
se rendre amorphe, et éponge,
au service de son investigation
du moment. Vieux couple,
peut-être, mais si fort. ■

18 ROMÉO ET JULIETTE
S’aimer malgré les frontières
culturelles

20 AU VOLANT
La voiture autonome réveille
de vieilles peurs

22 FAISEURS D’ODYSSÉES
Claire de Ribaupierre
et Massimo Furlan

Par Nicolas Dufour

Hommage

à Mme Maigret

VENDREDI 9 AOÛT 2019

(RIKI BLANCO POUR LE TEMPS)

«NOUS FAISONS UN PEU LA MÊME CHOSE,

EN CONCERT OU EN MATCH, EN RAPPANT

OU EN DUNKANT, NOUS ESSAYONS

DE RENDRE LA FOULE HYSTÉRIQUE»

CLINT CAPELA, BASKETTEUR
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