Temps - 2019-08-09

(ff) #1
LE TEMPS VENDREDI 9 AOÛT 2019

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I


sabella*, 22 ans, et Granit*, 23 ans,
habitent Genève. Elle travaille pour
une entreprise spécialisée dans les
services de livraison. Lui est employé
par le centre de contrôle de Genève
Aéroport. Le jeune couple vit depuis
deux ans une relation amoureuse, non
sans obstacles. Isabella a des origines
italienne et marocaine. Si, très vite,
son copain Granit a été accepté au
sein de sa famille, la situation a été
bien différente pour la jeune fille. Elle
doit encore faire face à l’hostilité de ses
beaux-parents. Granit est d’origine
kosovare et dans sa culture, la mixité a
du mal à passer.

Isabella: Granit et moi, nous nous
connaissons depuis plus de quatre ans
mais n’avons pas toujours été en couple.
Au départ, il était une simple connais-
sance. Genève est une petite ville, je le
connaissais donc de nom sans jamais
l’avoir vraiment rencontré. D’ailleurs, la
première fois que l’on s’est vraiment vus,
c’était à Barcelone ( rires ).

Granit: Oui, c’est vrai! J’étais en vacances
avec mon meilleur ami. On s’est croisés,
elle avait discuté avec mon pote, je l’avais
saluée mais je ne participais pas à la
conversation. A cette époque, j’étais là
pour profiter. Je ne m’intéressais pas
vraiment à elle, même si je la trouvais très
jolie. De retour à Genève, nous nous croi-
sions de plus en plus fréquemment, nous
sommes devenus amis puis avons fini par
nous mettre en couple deux ans plus tard.

I: C’est notre première véritable histoire
d’amour. C’était tout nouveau pour nous
deux, alors on a voulu faire les choses

dans l’ordre. J’ai présenté Granit à ma
famille et il a vite été accepté. Mes parents
sont très ouverts d’esprit, notre relation
ne leur a jamais posé problème. Au début,
lui aussi m’avait présentée à ses proches,
j’allais même chez lui de temps en temps.
J’avais l’impression que ses parents res-
taient plus ou moins indifférents. Nous
vivons une relation complètement diffé-
rente dans nos rapports avec nos parents.

G: C’est vrai qu’au début de notre histoire,
mes parents n’avaient pas vraiment de
problème avec ça...

I: En même temps, ils étaient persuadés
que ça n’allait pas durer.

G: Peut-être oui, mais ils ne me l’ont
jamais dit. J’ai fini par le comprendre,
car ils n’envisageaient pas cette relation
comme moi je la ressentais; j’ai tout de
suite voulu construire quelque chose de
sérieux avec Isabella. Je suis aussi très
proche de ma famille, je suis un peu le
fils à papa-maman. J’étais tout le temps
avec eux. Dès qu’Isabella et moi nous
sommes mis ensemble, je passais le plus
clair de mon temps avec elle. Ils ont com-
mencé à ressentir le manque et ils se sont
dit: «Mais cette fille s’est accaparé notre
fils.» Et c’est ce qui les dérangeait le plus.
J’ai été éduqué dans cette tradition où la
famille a une place très importante, nous
sommes tous très soudés. En fait, ils me
reprochaient de vivre comme si j’étais
déjà marié avec elle. A ce moment-là, je
ne sais pas si le fait qu’elle soit Albanaise
aurait changé quelque chose [le Kosovo
est à majorité albanophone, ndlr].
Elle était simplement la fille qui avait
volé leur fils.

I: Il est clair que si j’avais été une Alba-
naise, la situation aurait été plus simple,
puisqu’une Albanaise élevée dans cette
même tradition n’aurait jamais «éloigné»
Granit de sa famille et n’aurait pas
accepté qu’il passe moins de temps avec
ses proches. Heureusement que je suis
musulmane, sinon, ça ne serait vraiment
pas passé.

G: C’est juste. Dans leur esprit, une Alba-
naise ne m’aurait jamais séparé d’eux
puisqu’elle partagerait notre culture. Le
fait qu’on pratique la même religion a
sans doute été un avantage. Si cela n’avait
pas été le cas, mes parents auraient été
bien plus durs encore, quitte à m’inter-
dire de la voir.

I: Tu aurais accepté?

G: A l’époque, peut-être oui. Je n’avais pas
la même attache et les mêmes sentiments
qu’aujourd’hui. Mon père aurait pu m’or-
donner n’importe quoi, j’aurais préféré
lui obéir. Même si, pour moi, l’origine ou
la religion ne définit pas une personne,
mes parents ont une autre vision des
choses. C’est très compliqué d’aborder

ce genre de sujet avec eux. Mon père, sur-
tout, est une véritable tête dure.

I: Je confirme, son père me fait même
peur parfois ( rires ). Ce qui est difficile
pour moi, c’est que j’ai été élevée dans une
famille extrêmement ouverte au sein de
laquelle tous les sujets pouvaient être
abordés. Les parents de Granit sont tout
à fait à l’opposé. C’est super frustrant. Je
suis tellement bien dans ma relation de
couple que j’aimerais que ce soit la même
chose avec sa famille. Je me suis toujours
imaginée être avec mon copain, ma
belle-famille, partager des moments pri-
vilégiés avec ma belle-mère. Et des fois,
je me dis que je ne pourrai jamais 
vivre ça.

G: Dans ma culture, de manière générale,
on ne peut pas casser la lignée. On ne peut
pas se marier avec une autre femme
qu’une Albanaise. Pour ma famille, il n’y
aura jamais mieux qu’une femme alba-
naise pour un homme albanais. L’accep-
tation est parfois plus facile quand, par
exemple, il y a plusieurs enfants. Certains
parents se montrent alors plus tolérants
et peuvent accepter que l’un de leurs fils

ou l’une de leurs filles choisisse une
femme ou un homme d’une autre origine.
J’ai une sœur, mais je suis le seul garçon
chez moi. Donc il est impossible pour
mon père d’accepter que son fils unique
ne soit pas avec une Albanaise.

I: Je ne vais jamais chez lui, il est toujours
chez moi. Pourtant, je m’entends très
bien avec certains membres de sa famille.
Ses cousines me convient parfois aux
événements familiaux. Dernièrement,
j’ai été invitée à l’anniversaire de l’un de
ses cousins, cela faisait deux ans que je
n’avais pas vu ses parents. J’ai débarqué
à cet anniversaire, je ne savais plus où me
mettre. J’ai été une fois au Kosovo avec
lui et sa mère me faisait un tas de
réflexions sur ma façon de m’habiller.
Mais quand j’étais avec ses cousines de
Moldavie, tout se passait très bien, je me
sentais intégrée.

G: Mon père est quelqu’un de très res-
pecté au Kosovo, qui a beaucoup apporté
à toute sa famille. Dans la mentalité de
là-bas, entendre que le fils de cet homme
a choisi une autre épouse qu’une Alba-
naise serait honteux. C’est une question

Isabella est Italo-Marocaine,

Granit est Kosovar. Ils se confient sur

leurs difficultés à s’épanouir et

à envisager leur futur alors que certains

proches s’opposent à leur union

PROPOS RECUEILLIS PAE MARIE-AMAËLLE TOURÉ t @MarieMaelle

«Tout est

une question

d’honneur et

de réputation»

L’AMOUR EN SUISSE (5/5)
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