Temps - 2019-08-09

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LE TEMPS VENDREDI 9 AOÛT 2019

2 Temps fort


Un troupeau de vaches en Allemagne. Les experts du GIEC estiment qu’environ un quart des terres libres de glace sont surexploitées. (RALF HIRSCHBERGER/KEYSTONE/DPA)

PASCALINE MINET
t @pascalineminet


Menacés par les changements clima-
tiques, les sols font aussi partie de la
solution. C’est ce qui ressort du nouveau
rapport du Groupe d’experts intergou-
vernemental sur l’évolution du climat
(GIEC) qui porte précisément sur «les
changements climatiques, la désertifi-
cation, la dégradation des terres, la
gestion durable des terres, la sécurité
alimentaire et les flux de gaz à effet de
serre dans les écosystèmes terrestres».
Vaste programme, qui a mobilisé une
centaine de scientifiques issus de 52
pays et qui a été synthétisé sous la forme
d’un «Résumé à l’intention des déci-
deurs» avalisé du 2 au 8 août à Genève,
en présence de représentants des 196
Etats membres de la Convention-cadre
des Nations unies sur les changements
climatiques. Décryptage de ses conclu-
sions en 5 points.


1• LE SOL, UN ACTEUR
PRIMORDIAL


Encore relativement méconnu du
public, le rôle du sol dans l’équilibre
climatique est pourtant primordial. «La
terre est à la fois une source et un puits
de gaz à effet de serre», indique le rap-
port. La déforestation liée à l’extension
des cultures, mais aussi l’élevage ou
encore la fabrication de fertilisants
synthétiques sont de gros émetteurs
de gaz à effet de serre. «Notre système
alimentaire dans son ensemble est res-
ponsable d’un quart des émissions liées
aux activités humaines et constitue
donc un levier important sur lequel il
est possible d’agir», indique Edouard
Davin, climatologue à l’Ecole polytech-
nique fédérale de Zurich et coauteur
du rapport.
D’autant plus que les sols ont, dans
certaines conditions, de bonnes capa-
cités à absorber le carbone émis dans
l’atmosphère. «La végétation absorbe le
CO2 dans l’air pour se nourrir. Quand
les plantes meurent, les organismes du
sol transforment ce carbone en
humus», explique Elena Havlicek, spé-
cialiste de la protection des sols à l’Of-
fice fédéral de l’environnement.
«Entre  2008 et  2017, les terres ont
absorbé près de 30% du total des émis-
sions anthropiques de gaz à effet de
serre par le biais de processus biogéo-
physiques», lit-on dans le rapport.


2• UNE RESSOURCE DÉJÀ
FORTEMENT SOUS PRESSION


Le problème, d’après le GIEC, c’est que
l’homme exploite trop intensivement
les ressources des sols. Les experts esti-
ment qu’environ un quart des terres
libres de glace sont surexploitées. L’agri-
culture intensive, en particulier, est
montrée du doigt. «L’usage de fertili-
sants minéraux et le labour profond ont
en effet entraîné une baisse de la quan-
tité de matière organique dans les sols
de l’ordre de 60 à 70% au niveau mon-


dial», souligne Pascal Boivin, professeur
d’agronomie à la Haute école du pay-
sage, d’ingénierie et d’architecture de
Genève (HEPIA). C’est justement dans
cette matière organique que se trouve
le carbone prélevé dans l’atmosphère
par les plantes.
De nombreux sols sont par ailleurs
déjà fragilisés par le réchauffement,
en raison de la multiplication des
sécheresses et des précipitations
intenses. «Un réchauffement de 2°C
par rapport à l’ère préindustrielle
constituerait une grave menace pour
la sécurité alimentaire mondiale»,
affirme la paléoclimatologue fran-
çaise Valérie Masson-Delmotte, codi-
rectrice d’un des groupes de travail
du GIEC. L’Accord de Paris, ratifié fin
2015, prévoit justement de contenir
le réchauffement à 2°C, si possible
1,5°C. Mais un précédent rapport thé-
matique du GIEC, publié en octobre
2018, montrait à quel point il serait
difficile de respecter ce seuil.

«Un des éléments les plus inquiétants
de ce nouveau rapport concerne la
situation des zones arides, dans les-
quelles vit près de 40% de la population
mondiale, relève Pierre-Marie Aubert,
expert de l’Institut français du Déve-
loppement durable et des relations
internationales (IDDRI). Ces régions
vont connaître de fortes baisses de ren-
dement agricole et une recrudescence
d’événements climatiques extrêmes,
alors qu’elles sont déjà globalement peu
développées et donc mal armées pour
faire face à ces défis. Il y a là un grave
enjeu de développement.»

3• UN RECOURS: FAVORISER
LA QUALITÉ DES SOLS

Pour sauvegarder cette précieuse res-
source sous nos pieds, le rapport du
GIEC promeut le recours à des tech-
niques agricoles respectueuses du sol,
qui ont l’avantage non seulement d’ac-
croître la quantité de carbone qui y est

Les sols, une clé pour luer contre le réchau


PLANÈTE  Changer la manière dont nous utilisons les terres est indispensable pour contenir les changements climatiques, alerte un nouveau rapport


Italie
Le changement
climatique a
entraîné des
dommages de
l’ordre de
14 milliards d’euros
à l’agriculture
italienne en dix ans,
via la sécheresse ou
de violentes
tempêtes, a estimé
jeudi le principal
syndicat agricole de
la Péninsule, la
Coldiretti. «Le
réchauffement
concerne
directement l’Italie,
où un cinquième du
territoire national
est en danger
d’abandon en raison
des mutations du
climat», a déploré la
Coldiretti dans un
communiqué. AFP

MAIS ENCORE

stockée mais aussi de favoriser la biodi-
versité et la sécurité de l’approvisionne-
ment alimentaire. «Plusieurs tech-
niques ont ainsi fait leurs preuves,
comme un moindre recours au labour,
une meilleure rotation des cultures et
une couverture continue des sols pour
éviter l’érosion», détaille Edouard Davin.
Les milieux qui stockent naturelle-
ment du carbone, comme les forêts
anciennes, les mangroves et les tour-
bières, devraient par ailleurs être pro-
tégés, soulignent les experts du GIEC.
«Parmi les priorités figurent la protec-
tion et la restauration des écosystèmes
naturels ainsi que la transformation
durable de notre système de production
et de consommation alimentaire»,
estime Stephen Cornelius, spécialiste
du climat auprès du WWF.
La bataille se joue aussi dans nos
assiettes, qu’il faut «décarboner». Une
réduction de la quantité de viande,
consommée en excès dans les pays déve-
loppés, est ainsi mise en avant. «Cer-

tains choix alimentaires demandent
plus de terre et d’eau que d’autres, et
causent davantage d’émissions de gaz
à effet de serre, relève Debra Roberts,
codirectrice d’un groupe de travail du
GIEC. Des régimes équilibrés compor-
tant des éléments végétaux comme des
céréales complètes, des légumineuses,
fruits et légumes, ainsi que des produits
animaux produits de manière durable
présentent des opportunités majeures
pour limiter les changements clima-
tiques.» De gros efforts peuvent aussi
être faits autour du gaspillage alimen-
taire, un tiers de la quantité de nourri-
ture actuellement produite dans le
monde finissant à la poubelle.

4• GARE AUX FAUSSES BONNES
IDÉES

Outre cette voie agroécologique, des
solutions plus technologiques existent
pour accroître la quantité de CO2 stoc-
kée au niveau des terres. Exemple, la

Alimentation et bioénergies ne sont pas en concurrence en Suisse

RACHEL RICHTERICH
t @RRichterich

Le constat paraît paradoxal: en
pensant résoudre le problème, on
contribue à aggraver la situation. Dans
son dernier rapport publié jeudi, le
Groupe intergouvernemental d’ex-
perts sur le climat (GIEC) s’alarme du
danger que représente l’exploitation
intensive des sols pour la sécurité ali-
mentaire d’une population grandis-
sante. Notamment pour la production

de biomasse (céréales, bois) utilisée
dans le développement d’énergies
alternatives aux fossiles.
En Suisse, les bioénergies sont l’une
des pistes privilégiées par la Confédé-
ration pour mener à bien sa transition
des fossiles vers les renouvelables,
dans le cadre de sa stratégie énergé-
tique 2050. Elles sont la deuxième
source d’énergie renouvelable, après
la force hydraulique, écrit l’OFEN
(Office fédéral de l’énergie).

Déchets de bois et organiques
Risque-t-on d’appauvrir nos sols par
des monocultures intensives, comme
pointé par le GIEC? Contrairement au
Brésil et ses vastes champs de canne à
sucre voués à la production de bioé-
thanol, ou, plus près de chez nous, aux
champs de maïs destinés exclusive-
ment aux installations de biogaz en

Allemagne, «nous n’avons pas de
cultures spécialement dédiées en
Suisse. La sécurité alimentaire prime»,
répond pour sa part Sandra Hermle,
la responsable du programme de
recherche en bioénergie de l’Office
fédéral de l’énergie.

En Suisse, l’énergie produite à partir
de biomasse est essentiellement de la
chaleur provenant de la combustion
de bois (plus du tiers). A cela s’ajoute
la transformation, selon un processus
bactériologique complexe, de diffé-
rents résidus végétaux, tels que des
fumiers agricoles ou encore des
déchets de cuisine. Que ce soit en bio-
carburant liquide ou en biogaz, qui
peut ensuite être utilisé dans la pro-
duction d’électricité.
«Ce potentiel est encore sous-uti-
lisé», souligne Sandra Hermle. Au
total, les bioénergies comptent pour
une moitié de la chaleur produite par
des sources renouvelables (combus-
tion de bois). Mais sa part dans la pro-
duction d’électricité ne compte que
pour 3%, selon la dernière statistique
officielle. Une étude de l’Institut fédé-
ral des forêts (WSL) estime les res-

sources de biomasse disponibles en
Suisse de manière durable à une cen-
taine de pétajoules (PJ), ce qui corres-
pond à 2,5  millions de tonnes de
pétrole (un peu moins de 10% de la
consommation brute totale helvé-
tique), dont 44 PJ restent à exploiter.
«Le plus fort potentiel réside dans
l’utilisation du fumier (24,3 PJ)», sou-
ligne Matthias Erni du WSL. «Nous
cherchons aujourd’hui comment en
tirer profit.»
L’OFEN a de son côté lancé un appel
à projets le mois dernier, dans le but
d’améliorer les rendements de la bio-
masse et d’avoir accès aux potentiels
encore inexploités et ce, «selon des
critères compatibles avec la sécurité
alimentaire», insiste Sandra Hermle.
Quatre à six projets seront soutenus
pour un montant total d’environ
600 000 francs. ■

STRATÉGIES Si elle fait de l’exploi-
tation de la biomasse une priorité dans
sa transition énergétique, la Confédé-
ration dit privilégier la sécurité ali-
mentaire. Raison pour laquelle il
n’existe pas de cultures dédiées seu-
lement à la production de courant ou
de carburant

«Nous n’avons pas de

cultures spécialement

dédiées au biogaz en

Suisse. La sécurité

alimentaire prime»
SANDRA HERMLE,
RESPONSABLE DU PROGRAMME DE RECHERCHE
EN BIOÉNERGIE DE L’ OFFICE FÉDÉRAL
DE L’ÉNERGIE
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