Temps - 2019-08-09

(ff) #1
VENDREDI 9 AOÛT 2019 LE TEMPS

Temps fort 3

ffement


du GIEC. Il faudra notamment revoir notre alimentation


PROPOS RECUEILLIS
PAR JULIE RAMBAL, PARIS
t @julie_rambal

Il a ausculté la banquise durant cin-
quante ans. Jean Jouzel, également
membre du GIEC, est une
figure incontournable de la
lutte contre le réchauffe-
ment climatique. Dans Cli-
mats passés, Climats futurs
(CNRS Editions, à paraître le 29 août),
il raconte son parcours et ses enga-
gements... et encourage à l’action.

Croyez-vous encore à la possibilité de
limiter le réchauffement climatique? L’o p -
timisme est difficile, car pour y arriver,
tout ce que nous devrions faire dès
maintenant, à l’échelle planétaire, est
d’une ampleur énorme. Or de nom-
breux pays ont du retard par rapport à
leurs engagements dans l’Accord de
Paris sur le climat. L’autre problème est
que ces engagements sont insuffisants
et nous emmènent vers un réchauffe-
ment d’au moins 3 degrés d’ici à la fin
du siècle, quand il faudrait le limiter à
1,5 degré par rapport aux conditions
préindustrielles, soit un demi-degré de
plus qu’aujourd’hui. Nous souffrons
également d’un manque de solidarité
internationale alors que l’universalisme
est nécessaire. J’étais moins pessimiste
après la signature de l’Accord de Paris,
mais depuis les élections américaine et
brésilienne, c’est une catastrophe.
Même en France, les grands projets sont
associés à de nouvelles augmentations
de gaz à effet de serre.

Concrètement, quelles seraient les consé-
quences d’un réchauffement de 3 degrés
ou plus? Il y a 10 ans, quand les climato-
logues évoquaient des températures
supérieures à 50 degrés en Europe après
2050, les gens souriaient. Cet été, le Sud
de la France a atteint 46 degrés et beau-
coup découvrent que c’est non seule-
ment possible, mais pas du tout
agréable. Les records de température
augmentent déjà deux fois plus vite que
les températures moyennes, et trois fois
plus vite la nuit. Les conséquences de
telles hausses seraient importantes:
acidification de l’océan liée aux émis-
sions de CO2, accélération de la baisse
de la biodiversité, diminution des pré-
cipitations, sécheresses à répétition,
augmentation des risques de feux de
forêt, appauvrissement des ressources,
et flux migratoires importants. Le
niveau des mers pourrait aussi monter
de près d’un mètre d’ici à 2100, et de 2
à 3 mètres à la fin du siècle suivant. A
l’échelle du millénaire, la calotte gla-
ciaire du Groenland pourrait dispa-
raître complètement, ce qui représen-
terait 7 mètres supplémentaires
d’élévation. Si cette dernière perspec-
tive n’est pas immédiate, c’est tout ce
que nous ferons au cours des pro-
chaines décennies qui en décidera.

Si vous aviez carte blanche, quelles
mesures prendriez-vous immédiatement

pour éviter ces catastrophes? Pour
atteindre l’objectif d’un réchauffement
limité à 1,5 degré d’ici à 2050, il faudrait
diviser par deux nos émissions de gaz
à effet de serre d’ici à 2030,
et que chaque investisse-
ment actuel soit marqué du
sceau de la lutte. Je com-
mencerais par réformer les
règles de l’OMC, qui sont l’épine dor-
sale du capitalisme, en imposant une
taxe carbone mondiale permettant la
transformation rapide de nos sys-
tèmes de production et l’abandon des
combustibles fossiles. Mais nous
devons aussi faire preuve de sobriété
individuelle. En limitant nos déplace-
ments à l’autre bout du monde. Car la
sobriété ne consiste pas à faire les
mêmes choses avec moins d’énergie,
mais à faire moins.

Nous n’en prenons malheureusement pas
le chemin... Il faut pourtant réussir cette
transition dès maintenant, car le
réchauffement climatique est irréver-
sible et représente d’abord une injustice
climatique. C’est la jeune génération qui
en subira les conséquences dès la
seconde moitié du siècle, avec des
régions où il sera quasi impossible de
s’adapter. L’Europe n’est pas la plus
exposée, et les riches trouveront tou-
jours des endroits où il fait bon vivre,
mais les couches les moins favorisées
risquent de s’appauvrir encore plus.
C’est un monde que nous devons éviter
en termes de civilisation.

Le réchauffement climatique a engendré
une nouvelle discipline: la collapsologie,
qui prédit la fin du monde dans les dix
ans. Qu’en pensez-vous? Je ne crois pas
à une fin de civilisation à l’échelle de la
décennie, mais à une situation drama-
tique dans cent ans si nous ne faisons
rien d’ici à 2050. Les collapsologues
tirent toutes les conséquences du
réchauffement climatique à leur
extrême, sans base scientifique
sérieuse, et les données du GIEC sont
suffisamment alarmantes pour ne pas
en rajouter. La collapsologie peut
même s’avérer dangereuse en incitant
les gens à penser: foutu pour foutu,

autant continuer comme avant. Je pré-
fère garder l’espoir que nous engagions
une vraie transition, car nous en avons
encore les moyens.

Et que pensez-vous de ceux qui refusent
de faire des enfants, pour ne pas aggraver
la situation? Le GIEC reconnaît que le
premier paramètre à l’origine de l’aug-
mentation des gaz à effet de serre est la
croissance de la population, mais je ne
placerais pas la démographie comme
premier levier de la lutte. Elle dépend
d’abord de nos comportements. Nous
pouvons être 10 milliards sur terre en
2050 et réussir à limiter le réchauffe-
ment grâce à une transformation com-
plète de notre système, tout comme
nous pourrions n’être que 4 milliards
et ne pas y arriver en se comportant tous
comme les Américains actuellement.

Le nouveau mouvement citoyen Extinc-
tion Rebellion, qui se mobilise partout
dans le monde pour éveiller les
consciences, vous donne-t-il de l’espoir?
La mobilisation citoyenne est primor-
diale. Pour ma part, je me consacre au
Pacte Finance Climat, un projet de
banque européenne subventionnant à
taux privilégié toute initiative s’inscri-
vant dans la lutte, et à la Marche pour
le Climat. Nous étions 15 000 à la der-
nière, à Paris, et j’espère une montée
en puissance. Plus nous serons nom-
breux, plus nos gouvernements com-
prendront l’urgence de la situation. La
mobilisation des jeunes me donne
d’ailleurs de l’espoir, et je souhaite invi-
ter ceux qui rentrent sur le marché du
travail à s’emparer de la transition éner-
gétique qui est attractive, car elle néces-
site beaucoup de recherche et d’inven-
tivité. Elle peut aussi être synonyme de
dynamisme économique.

Les adultes qui moquent cette mobilisa-
tion des jeunes, notamment à travers
Greta Thunberg, vous choquent-ils? Tous
ceux qui s’élèvent contre cette jeunesse
essaient de se persuader que le
réchauffement climatique n’est pas
leur problème parce qu’ils ont peur de
changer leurs habitudes ou appar-
tiennent à une génération qui ne sera
plus là en 2050. C’est très réaction-
naire. Et d’un égoïsme inouï de conti-
nuer à promouvoir notre civilisation
accro à l’énergie fossile, l’avion, la voi-
ture, la consommation, qui émet du
CO2 sans compter et laisse les jeunes
en payer les conséquences. Si l’on
continue d’accroître nos émissions
jusqu’en 2050, on pourrait même
atteindre 5 degrés de plus à la fin du
siècle. Ce serait catastrophique.

Quel nom donner à ces réfractaires? Main-
tenant qu’il fait 46 degrés en Europe,
personne ne peut se cacher derrière son
climatoscepticisme... Ce sont des cli-
mato-égoïstes. Mais vous pouvez
constater que le discours sur le
réchauffement climatique évolue déjà.
Il y a 10 ans, les gens disaient: on verra.
Dans dix ans, quand nous aurons pris
deux dixièmes de degré supplémen-
taires, avec des conséquences encore
plus visibles, il faudra bien se rendre
à l’évidence que, sans actions, on va
dans le mur. ■

RETOUR Jean Jouzel milite pour une
révolution dans nos modes de vie, au
nom du climat. Rencontre à l’occasion
de la parution de son dernier essai

«Sans actions, on va dans le mur»

JEAN JOUZEL
CLIMATOLOGUE
ET GLACIOLOGUE

plantation d’arbres à croissance
rapide, capables d’absorber rapide-
ment du CO2, et qui sont à court terme
brûlés afin d’en tirer de l’énergie. Les
projets dits de bioenergy carbon cap-
ture and storage prévoient même de
capter le CO2 émis lors de leur com-
bustion et de le cristalliser sous une
forme stable, pour éviter des émis-
sions dans l’atmosphère.
Las, ce type de projet apparaît non
seulement difficile à mettre en œuvre
techniquement, mais pourrait aussi
s’avérer dangereux, met en garde le
rapport. «A petite échelle, ce type d’ap-
proche n’est pas à rejeter, mais son
extension sur de vastes surfaces entraî-
nerait des risques pour la sécurité ali-
mentaire, des conflits autour de l’usage
de l’eau et une perte de biodiversité»,
déclare Edouard Davin. Le même type
de problèmes pourrait survenir si on
envisageait partout des campagnes
géantes de reforestation. «Il ne faut pas
compter sur les terres pour stocker ou

éliminer le CO2 que nous émettons en
excès dans l’atmosphère, martèle Valé-
rie Masson-Delmotte. Tous les secteurs
doivent contribuer à la lutte contre les
changements climatiques.»

5• ET MAINTENANT, L’ACTION
Ce rapport est publié dans une
période critique dans la lutte contre les
changements climatiques, alors que le
mouvement de la jeunesse en faveur du
climat, lancé par la jeune Suédoise
Greta Thunberg, a accru la pression sur
les Etats pour qu’ils prennent des
mesures. «Nos conclusions pourront
être utilisées dans le cadre du sommet
international sur le climat qui se tiendra
en septembre à New York», souligne
Valérie Masson-Delmotte. La coordina-
tion d’ONG Climate Action Network
exhorte les Etats, en particulier les plus
développés, à s’appuyer sur les résultats
scientifiques et à revoir à la hausse leurs
promesses de réduction d’émissions de
gaz à effet de serre. ■

INTERVIEW

Marcher pour le climat, oui, mais en musique

CHAMS IAZ
t @IazChams

A cappella ou accompagnée, douce
ou rythmée, harmonieuse ou discor-
dante, la musique est de tous les cor-
tèges. La marche pour le climat de ce
vendredi après-midi ne fera pas excep-
tion à la règle. Les militants réunis à
Lausanne depuis lundi pour définir les
prochaines actions à mener au niveau
européen ont tenu à animer un atelier
musical. L’objectif: écrire les paroles
d’une chanson qui sera entonnée à
l’unisson lors de la manifestation.

Assis sur les tables de la salle de cours
338 de l’Université de Lausanne, 15
jeunes âgés de 14 à 21 ans se sont por-
tés volontaires. Qu’ils soient venus
d’Allemagne, de Pologne, d’Autriche,
d’Irlande ou de Moldavie, tous se
sentent investis d’une responsabilité.
La difficulté d’exécution se mesure dès
les premières minutes de discussion.
Quelle langue choisir? L’anglais semble
être le plus aisé. Mentionner Greta?
«Non, la musique ne doit pas être sur
elle, mais sur le mouvement»,
décident-ils.

Toutes les têtes
battent la mesure
Inventer une musique de toutes
pièces? Cette idée tombe à l’eau en un
quart d’heure, impossible de trouver
un rythme satisfaisant. Choisir un air
connu alors? Oui, mais lequel? Girl on

fire d’Alicia Keys est écarté, car trop
aigu à chanter. «On ne veut pas que le
rendu soit beau, mais surtout qu’il ait
du sens», intervient une militante
polonaise.

L’hymne européen est ensuite envi-
sagé. «Mais nous sommes en Suisse,
signale sa voisine moldave. Je pense
que cela brouille le message.» Les
mains se lèvent et se secouent en signe
d’approbation.
Soudain, une militante vêtue d’un
t-shirt à l’effigie de Queen propose une
reprise de We Are the Champions et
lance la musique sur son téléphone.
Un Autrichien se met alors à chanter
et transforme le célèbre refrain par
«Let’s save the climate». Toutes les
têtes battent la mesure et des sourires
se dessinent. Une Polonaise poursuit
alors: «Crisis deniers, can’t you see
the fires, in the world?» La fan de
Queen note aussitôt toutes ces idées
sur un cahier. Chacun ajoute sa
phrase à l’exercice.
Euphoriques, les militants s’em-
portent et chantent de plus belle, si

bien que provient des salles atte-
nantes une demande de baisser le
volume sonore.
La discussion reprend, cette fois-ci
sur le choix des mots. Faut-il dire
«YOU are still killing our lands» ou
«WE are»? «We won’t stop fighting till
IT ends» ou «till OUR ends»? «Il vaut
mieux ne pas être dans l’accusation
et ne pas pointer du doigt les
méchants», argumente alors un Alle-
mand. Les mains se secouent. «We»
et «our» l’emportent.
«C’est important que nous soyons
unis autour d’une chanson, com-
mente une Autrichienne. Le thème
est tragique, mais nos marches sont
festives. Quand on chante, on est
connecté, énergique et heureux. Elle
nous donnera la force de continuer à
y croire: nous pouvons rendre ce
monde meilleur.» ■

MOBILISATION La musique est un
moyen pour les grévistes réunis à Lau-
sanne de s’exprimer d’une seule voix.
Immersion dans l’atelier musical des
Rencontres européennes en vue de la
marche de ce vendredi

«Je ne crois pas


à une fin de


civilisation à l’échelle


de la décennie,


mais à une situation


dramatique dans


cent ans si nous ne


faisons rien d’ici


à 2050»


«Terre brûlée»
Retrouvez les
articles de notre
opération consacrée
au changement
climatique sur
http://www.letemps.ch

SUR
LE WEB

«C’est important que

nous soyons unis

autour d’une

chanson. Le thème est

tragique, mais nos

marches sont festives.

Quand on chante, on

est heureux»
UNE PARTICIPANTE À L’ATELIER MUSICAL
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