L’Officiel Paris N°1036 – Août 2019

(Darren Dugan) #1

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L’OFFICIEL COVER-GIRL


avouer que c’est légèrement humiliant. Je ne crois
pas vraiment en l’adaptation des livres au cinéma.
Quand je travaillais à la Paris Review, nous rece-
vions tout le temps des appels de producteurs qui
cherchaient à acheter les droits d’écrits qui n’étaient
même pas encore publiés. Cela me rendait toujours
furieuse. Mais ce livre m’a provoquée d’une manière
très visuelle, je l’ai trouvé hilarant et troublant alors
espérons que je ne le massacre pas. Je ne sais pas si
je m’inspire de la littérature, mais je lis beaucoup.
J’utilise la fiction plutôt comme un baromètre.
Quand je tournais States of Undress, j’essayais
toujours de lire un roman du pays où je me trou-
vais. Il peut être très séduisant de ne lire que des
essais sur l’endroit où l’on fait un reportage mais
un roman aide réellement à comprendre ce contre
quoi le peuple se bat, ce qui les fait rire, comment ils
baisent, ce qu’ils mangent, etc.
Est-ce que faire States of Undress, qui docu-
mente les modes portées dans différents pays
(Pakistan, Palestine, Chine, Bolivie ou Liberia)
au regard de leur culture, de leur histoire et
de leur politique a influencé la façon dont vous
vous habillez le matin?
Je pense beaucoup à l’habit. Trouver une façon
d’harmoniser son moi intérieur à sa coquille exté-
rieure est un défi de taille. C’est quelque chose que
nous sommes tous forcés de faire, que l’on croit
participer ou non à “la mode”. Je riais de moi-même
l’autre jour car j’en étais à la troisième escale d’un
voyage en classe éco, portant des vêtements incon-
fortables et transpirant dans un blazer. Après avoir
vécu essentiellement dans un aéroport ces dernières
années, je sais que je devrais porter un simple jog-
ging. Mais je n’y arrive pas : je m’habille bien pour
un vol. Cela peut sembler stupide à notre époque,
mais que le vol soit court ou long, je me sens si
chanceuse de monter dans un avion que je ressens
encore le besoin de l’honorer avec une chemise à col
boutonné.
Comment se prépare-t-on pour un défi comme
States of Undress? Vous aviez une inspiration
en tête?
Il n’y avait pas vraiment de précédent. Bien sûr,
il y avait Anthony Bourdain qui voyageait à travers
le monde pour faire découvrir d’autres cuisines,
d’autres cultures, mais il n’y avait pas d’autres
femmes dont je pouvais m’inspirer. Il y a de nom-
breuses correspondantes de guerre brillantes et
beaucoup de femmes qui voyagent pour faire la
critique d’hôtels de luxe mais il n’y avait pas d’entre-
deux. On m’a forcée à recevoir tous les vaccins ima-
ginables puis il a fallu que je fasse une formation à
l’évaluation des risques. Dans mon premier meeting,

un ancien du MI6 (les services secrets britanniques,
ndlr) m’a montré toutes les façons dont on pouvait
m’attaquer avec ma propre natte.
Est-ce que faire l’épisode sur la France a changé
votre vision de notre pays? Avant le tournage, je
me rappelle que vous disiez être obsédée par la
France depuis l’adolescence.
J’étais une francophile très prétentieuse ado,
c’est gênant à admettre mais j’étais très attirée par
l’idée de manger un bon steak et de nager topless à
la plage. Encore maintenant, la plupart des livres
autour desquels je gravite sont écrits par des auteurs
français : Marguerite Duras, Virginie Despentes,
Michel Houellebecq... À 16 ans, je suis venue à
Paris étudier le théâtre expérimental avec le profes-
seur d’art dramatique Jacques Lecoq. On ne peut
pas faire plus prétentieux! Et je viens une à deux
fois par an depuis. Je crois que ce qui m’a le plus
fascinée ce sont les différences entre les conserva-
tismes et les partis d’extrême droite en France et aux
États-Unis. Bien sûr, ils ont des similarités et sont
tous les deux sur la pente ascendante...
Avec Shako Mako, vous étiez intéressée par
l’idée de gens jouant des rôles et l’effet que cela
peut avoir sur leur état émotionnel et mental...
Après le 11 septembre 2001, sur des bases mili-
taires aux États-Unis, des faux villages irakiens et
afghans ont été érigés pour les entraînements. Afin
de créer un environnement “authentique”, les mili-
taires ont employé des gens qui vivaient dans ces
bases et jouaient des civils dans ces décors fictifs.
Initialement, j’enquêtais sur ces villages et inter-
viewais ces “acteurs” pour un documentaire. C’est
ce qui m’a inspirée pour l’histoire de Farah, jouée
par Alia Shawkat, une Irakienne qui joue comme
figurante dans un de ces villages reconstitués par
l’armée américaine. Je trouve à la fois impression-
nante et troublante la facilité que nous avons à
normaliser des environnements aussi bizarres ou
difficiles. J’étais intéressée par l’exploration d’un
monde qui initialement ne donne pas l’impression
d’être “l’Amérique” mais qui est intrinsèquement
une histoire profondément américaine. Le film est
une tentative de réponse aux questions : Qui a le
droit de jouer tel ou tel rôle? Qu’est-ce que cela fait
d’aller au travail tous les jours en tant qu’acteur dont
la performance n’a pas de public?
Que signifie le titre du film, Shako Mako?
C’est de l’argot irakien, l’équivalent de “quoi
de neuf ?” Mais traduit de façon littérale, ce serait
“qu’est ce qui est tout et rien ?”, c’est tout l’esprit
du film, ça résume ses enjeux, qu’ils soient impor-
tants ou légers. Le langage parlé irakien est très
existentiel.
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