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(Brent) #1

le 11 mai à Lyon, lors d’une manifestation de gilets jaunes.PHOTO BRUNO AMSELLEM


établir une position politique selon
laquelle n’y a pas de lien entre l’in-
tervention de police et la mort de
Steve Caniço. On change complète-
ment de braquet. C’est
ça qui a attisé le débat
sur la légitimité de
l’IGPN. Il est possible
de faire un parallèle
avec les émeutes de
Los Angeles de 1992,
qui n’avaient pas été
déclenchées par la vio-
lence des policiers qui
frappaient au sol un ci-
toyen sans défense, mais par la dé-
cision de justice qui déclarait leurs
actes conformes à la loi.
Pourquoi le contrôle de l’usage
de la violence par la police est-il
un élément essentiel dans un
Etat de droit?
La police est l’administration dotée
de la plus grande capacité à mena-
cer les droits fondamentaux. Elle
peut limiter le droit d’aller et venir,
écouter les communications, bles-
ser et même tuer. Les pays démo-
cratiques n’ont pas supprimé la pos-
sibilité de ces pratiques, mais ils les
ont encadrées par la loi. La démo-
cratie est réelle seulement si la po-
lice n’échappe pas au contrôle et
n’agit pas pour faire plaisir au sou-
verain. La distinction entre dicta-
ture et démocratie ne tient pas seu-
lement au niveau de violence de la
police, mais aussi à la réalité du
contrôle de ses actions. C’est l’enjeu
du débat actuel. Au XIXesiècle,
quand Max Weber parle de la reven-
dication du monopole de la vio-
lence légitime par l’Etat, la police
n’est jamais mentionnée car elle est

embryonnaire: c’est de l’armée et de
la justice dont il parle. Les théori-
ciens de l’Etat ne s’inquiètent pas
du tout de la police, qui est à l’épo-
que tout à fait secon-
daire. Mais ce type
d’administration ar-
mée a pris des di-
mensions énormes
avec le temps. Tous
les pays ont désor-
mais des appareils
policiers très impor-
tants. Ce qui fait la
différence, ce sont
donc les mécanismes qui permet-
tent de garantir les droits fonda-
mentaux : une bonne police est
avant tout une police qui ne tue pas
et ne blesse pas, pas une police qui
tue et blesse légalement. Bien sûr,
la police va toujours faire usage
d’armes, de la force, mais ce qui va
qualifier son caractère démocrati-
que, c’est le contrôle. C’est la clé dé-
mocratique.
La directrice de l’IGPN a juste-
ment expliqué que de nombreu-
ses enquêtes de son service liées
aux gilets jaunes risquent de ne
pas aboutir faute d’avoir pu
identifier les policiers auteurs
de tirs...
Il est essentiel de pouvoir recher-
cher la responsabilité individuelle
de tout agent, du plus modeste au
plus haut placé. Si ce n’est pas possi-
ble, on ne peut pas contrôler la po-
lice.Danslespaysmoinsdémocrati-
ques, il y a des mécanismes légaux
qui empêchent ça: il faut par exem-
ple une autorisation administrative
de la direction de la police pour per-
mettre des poursuites judiciaires.

En France, il existe manifestement
des transgressions des policiers sur
le port de leur numéro de matricule.
On constate également qu’ils se
masquent de plus en plus le visage.
Et la hiérarchie laisse faire. Il est
anormal que l’IGPN se contente de
déclarernepaspouvoiridentifierles
policiers. Elle devrait se demander
comment mieux y parvenir. Pour-
quoi n’y a-t-il pas de proposition
pour modifier la taille des numéros
de matricule en maintien de l’ordre
pour qu’ils soient toujours visibles?
Ou pour que chaque munition soit
marquée pour permettre sa traçabi-
lité? Il y a des solutions pour garan-
tir la responsabilité individuelle des
agents, mais les rechercher a un
coût politique et syndical.
Face à ça, le ministre de l’Inté-
rieur, Christophe Castaner, s’en
tient à une position de déni...
On en revient à la problématique de
l’indépendance: si l’IGPN aligne sa
communication sur celle du minis-

tre, en disant par exemple que les
violences policières n’existent pas,
cela montre que l’IGPN ne peut pas
dire le contraire. En Belgique, le
«Comité P», qui contrôle les polices,
dit clairement que les violences
policières sont un problème qu’il
faut traiter.
Pourquoi ne veut-on pas recon-
naître cette terminologie en
France?
Seules des autorités indépendantes
sont capables de faire des diagnos-
tics qui vont toucher au vif, quitte
à contredire l’exécutif. C’est ce qu’il
nous manque. Pourquoi, selon
vous, Brigitte Jullien, la directrice
de l’IGPN, ne peut-elle pas se tar-
guer d’être indépendante? La liste
des raisons est longue. L’IGPN n’a
pas de budget indépendant, ne dé-
cide pas seule des recrutements.
Brigitte Jullien est nommée par le
ministre de l’Intérieur et révocable
à tout moment. Sa prime d’activité
mensuelle est décidée par son auto-
rité hiérarchique. Les carrières de
ses agents dépendent du ministère
de l’Intérieur. En outre, elle ne peut
pas s’autosaisir, elle ne peut pas
contrôler sa communication ex-
terne. Brigitte Jullien défend donc
une position intenable.
Mais il ne faut pas confondre la
question de l’indépendance et celle
du professionnalisme. L’IGPN a des
agents compétents. C’est un atout
d’avoir des policiers pour enquêter.
D’ailleurs, c’est pour ça que l’IOPC,
l’organe indépendant de contrôle
anglais, engage d’anciens policiers
qui connaissent le fonctionnement
du corps mais qui n’ont plus de lien
fonctionnel avec la direction d’une
force de police. Et ce, d’autant que
le professionnalisme est un des pi-
liers de l’impartialité, mais qu’il ne
suffit pas. Il manque une diversité
de points de vue, avoir des policiers
qui enquêtent sur des policiers n’est
pas satisfaisant. C’est flagrant pour
les violences policières. Pour les po-
liciers corrompus, le problème est
différent: car il s’agit d’agents qui
agissent contre leur administration.
Là où le mécanisme qui garantit
l’impartialité est réellement insuffi-
sant, c’est lorsqu’un tiers est impli-
qué, quand le policier est face à des
citoyens, et que l’IGPN doit déter-
miner quelles sont les responsabili-
tés du citoyen et du policier. Les
agents, du fait de leur culture, et par
solidarité professionnelle, ont ce
qu’on appelle une«identité sociale».
Ce qui engendre des biais cognitifs,
souvent inconscients, qui affectent
nécessairement le jugement.

L’action de la police est-elle pour
autant perçue comme illégitime
en France? Les études d’opinion
reflètent-elles fidèlement le lien
de confiance qu’entretient la po-
pulation avec sa police?
Les Etats les plus avancés en Eu-
rope sont les pays nordiques, où la
police est rattachée au ministère de
la Justice. Ces gouvernements im-
posent de rechercher la confiance
de la population. Ces pays ont com-
pris que la police fonctionne si elle
est légitime, pas seulement si elle
arrive à trouver des justifications
légales à son action. La légitimité
vient de la population, tandis que la
légalité est définie par la loi. En
France, en matière de police, les
sondages publiés par la presse sont
insuffisants. Pour évaluer la con-
fiance, encore faut-il la définir. Si on
se contente de demander «Avez-
vous confiance?», cela ne suffit pas
pour bien la jauger. Et puis la police
n’est pas un parti politique. Elle ne
peut se contenter d’avoir 50% des
suffrages plus un. En réalité, obte-
nir 60% d’opinion favorables, c’est
très faible: imaginez que 40% d’une
ville trouve la police illégitime, c’est
ingérable. Enfin, les personnes qui
ont un avis très positif de la police
sont celles qui n’y sont jamais
confrontées et qui n’ont jamais eu
besoin d’utiliser ses services.
Plusieurs institutions interna-
tionales se sont inquiétées de la
situation en France. Cette re-
mise en cause de l’action de la
police est-elle inédite?
Amnesty International fait des rap-
ports réguliers, mais ce qui est nou-
veau, c’est qu’il y a un ensemble
d’organisations de défense des
droits de l’homme, nationales et in-
ternationales, qui se sont expri-
mées. Cela devrait alerter lorsque
Michelle Bachelet, la haut-commis-
saire aux droits de l’homme de
l’ONU et ancienne opposante à la
dictature de Pinochet au Chili, tient
de tels propos sur la France[«Nous
demandons urgemment une enquête
approfondie sur tous les cas rappor-
tés d’usage excessif de la force», a-t-
elle déclaré le 6 mars à Genève,
ndlr].Elle a l’expérience de la ré-
pression politique et a un prestige
national et international considéra-
ble. Ce n’est pas quelqu’un qui fait
des déclarations précipitées. Ce qui
est frappant, c’est la capacité de la
police française à ne pas changer en
période de crise. En 2005, après les
émeutes les plus importantes que
la France ait connues, il n’y a pas eu
de commission d’enquête parle-
mentaire. Et là, après des mois de
mouvement des gilets jaunes, on n’a
pas de confirmation d’une commis-
sion d’enquête. De même, il n’a pas
non plus été confié à une personna-
lité indépendante une mission
d’analyse des événements. Rien
non plus quant à une réflexion
pluraliste sur le maintien de l’ordre.
La police arrive à surnager dans les
crises qu’elle traverse, mais cet
immobilisme lui nuit. Cette fois,
il y a un fait nouveau, la masse des
preuves vidéo. Et plutôt que réfor-
mer le système, on peut redouter
que la solution adoptée soit simple-
ment de changer de ministre de
l’Intérieur.•

AFP
INTERVIEW

L’IGPN anglais, l’exemple à suivre?
C’est le «i» qui fait toute la différence.
En France, il veut dire «Inspection».
Au Royaume-Uni, il signifie «Independant». L’Independent Of-
fice for Police Conduct (IOPC) enquête sur les bavures policiè-
res en Angleterre et au pays de Galles, afin d’établir l’éventuelle
responsabilité des forces de l’ordre. Outre-Manche, l’équivalent
de l’IGPN fait figure d’exemple pour sa transparence et son ob-
jectivité. Le directeur général de l’IOPC, quand bien même il est
nommé par le ministère de l’Intérieur, n’a pas le droit d’avoir tra-
vaillé dans la police auparavant. Il en va de même pour toute
l’équipe à la tête de l’institution. Quant aux membres du conseil
exécutif, ils ont des antécédents dans la finance, le marketing,
voire au sein d’ONG, soit des rôles totalement apolitiques. Si
l’organisation reçoit des fonds du ministère, ceux qui sont à
son service, sur le terrain, sont totalement indépendants.É.Go

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