liber170819

(Brent) #1

D


e catastrophes écologiques en scan-
dales politiques, nous savons bien que
nous ne vivons pas dans le meilleur
des mondes: difficile de s’affranchir du poids
du présent pour imaginer un avenir plus ra-
dieux. Pour y arriver, Jean-Paul Engélibert,
professeur de littérature comparée à l’univer-
sité Bordeaux-Montaigne, propose de s’aider
des fictions d’apocalypse. DansFabuler la fin
du monde,qui paraît le 29 août aux éditions
la Découverte, il montre que des œuvres
comme la sérieThe Leftoversou le roman de
Robert MerleMalevilne cèdent pas à la facile
jouissance de la destruction de notre planète,
mais enjoignent au contraire à créer des
utopies stimulantes. Il nous invite à lire ou
relire la trilogie de Margaret Atwoodle Der-
nier Homme(publiée en anglais entre 2003
et 2013 sous le titreMaddAddam), où l’un
des derniers humains survivants, Snowman,
cohabite avec de drôles de personnages, créés
à partir de manipulations génétiques sur des
hommes : les Crakers.
Pourquoi avoir choisi cette trilogie de
Margaret Atwood?
C’est un récit à la fois drôle, stimulant et pro-
fond. En entamant les premiers chapitres, on
a l’impression de lire le pastiche d’une robin-
sonnade du XVIIIesiècle : comme Robinson
Crusoé sur son île, le personnage de Snow-
man nous apparaît comme un homme soli-
taire au bord de l’océan. Il est entouré par les
Crakers, des créatures étranges qui évoquent
les «bons sauvages» des Lumières, vivant nus,
sans Etat ni monnaie, dans une sorte d’inno-
cence adamique. On s’aperçoit très vite que
le monde que nous connaissons a été détruit,
et que l’on se trouve dans la période qui suit
cette catastrophe. Le roman se construit sur
une alternance entre le présent post-apoca-
lyptique dans lequel vivent les personnages,
et des retours sur leur passé, qui fait écho à
notre monde contemporain. Celui-ci est
décrit dans un registre dystopique non sans
références à l’actualité: relatant des épisodes
de son enfance, Snowman décrit des tas de
carcasses d’animaux qui brûlent, en écho
à la crise de la vache folle encore récente au
moment où Margaret Atwood écrivait. De
même, on apprendra plus tard que la catas-
trophe apocalyptique a pris la forme d’un
attentat fomenté par un certain Crake, qui
voulait débarrasser la terre d’une huma-
nité immorale et destructrice : le 11 Septem-
bre n’est pas loin.
Notre monde contemporain semble ainsi
presque plus catastrophique que la fin du
monde qui lui succède dans le récit...
L’intérêt des fictions d’apocalypse ne réside
pas dans la catastrophe elle-même. Leur
intérêt est de nous faire aller et venir entre
présent et avenir, de proposer à la fois une
analyse critique du présent et d’ouvrir des
possibles, de nouveaux mondes, en faisant
table rase de la situation actuelle. On le re-
trouve chez Atwood : son monde d’avant la
catastrophe est laissé aux mains de grandes
entreprises qui dirigent des quartiers de
riches sécurisés et protégés de quartiers pau-
vres où on ne sait initialement pas très bien
ce qui se passe. Les tentatives de résistance

politique qui naissent échouent à cause d’une
police (privée) très efficace. La plupart des
gens s’accommodent de la situation, peu sont
ceux qui envisagent autre chose. Le parallèle
avec le présent est assez clair, et Atwood
insiste sur le fait qu’à l’instar de ceux qui ne
se révoltent pas dans le roman, nous nous
avérons souvent incapables de questionner
le présent et l’avenir vers lequel il nous mène.
La suite de la trilogie propose une ouverture
vers un autre monde possible, où les Crakers
et les rares survivants humains refont peu
à peu société sur des bases différentes.
Que disent ces fictions d’apocalypse de
notre rapport au présent?
Elles montrent à quel point nous nageons
dans le présentisme! L’avenir n’est plus un
temps sur lequel l’action a prise, et le passé
n’apporte plus de leçons. Ces fictions d’apoca-
lypse nous disent que la critique du présent
est porteuse de leçons et que l’avenir est une
promesse, dont le contenu reste à inventer.
Comme l’apocalypse biblique pour les pre-
miers chrétiens avec l’idée du jugement der-

Jean-Paul


Engélibert


«Les fictions


d’apocalypse


nous disent que


l’avenir est une


promesse»


Pour le professeur de
littérature, la trilogie
«le Dernier Homme» de la
romancière Margaret Atwood
montre à quel point les récits
de la fin du monde nous
invitent à repenser notre
rapport au temps. Plus
critiques face au présent, nous
sommes plus aptes à inventer
DR un futur désirable.

Recueilli par
THIBAUT SARDIER
DessinAMINA BOUAJILA

nier, la fiction a pour effet de transformer le
temps linéaire et continu, lechronosen grec,
en instant décisif qui exige l’action, lekaïros.
On se trouve donc requis par ce moment, qui
devient une occasion de changer le monde.
Ainsi, et même si cela peut sembler contre-in-
tuitif, le fait de raconter la fin du monde n’en-
traîne pas la fermeture de l’avenir. C’est au
contraire une ouverture vers autre chose.
Pourquoi l’apocalypse est-elle indispen-
sable? Après tout, le récit de Robinson
Crusoé, qui vit une catastrophe person-
nelle, ouvre lui aussi sur autre chose...
L’histoire racontée en 1719 par Daniel Defoe
est celle d’un homme échoué sur une île dé-
serte et qui reconstruit une société tolérante
et juste. Robinson Crusoé ne fait qu’accom-
plir, sur un mode métaphorique, l’histoire
qui se joue en Angleterre à partir de la fin du
XVIIesiècle : c’est la fin de l’absolutisme, l’as-
cension de la bourgeoisie, soit des transfor-
mations politiques et sociales que l’on verra
se diffuser en Europe. Là où la robinsonnade
se fait l’écho de l’évolution du monde, la fic-

tion d’apocalypse le remet en cause. C’est
toute la différence entre le Robinson de Defoe
et le Snowman d’Atwood.
Mais l’apocalypse ne peut-elle pas aussi
être une simple jouissance de la destruc-
tion, sans cette prétention à interroger
notre monde?
C’est vrai. Le jeu avec la joie mauvaise du mal-
heur, que l’on trouve par exemple dans cer-
tains films du réalisateur allemand Roland
Emmerich, comme 2012 oule Jour d’après, ne
m’intéresse pas. Il a d’ailleurs souvent pour
effet d’inciter à se soumettre au pouvoir établi,
qui serait le meilleur rempart contre ces catas-
trophes. Les fictions d’apocalypse auxquelles
je m’intéresse font tout le contraire. Mais cela
ne veut pas dire que la souffrance en est ab-
sente, car elles enseignent que la réinvention
de la communauté après la catastrophe de-
mande des sacrifices. Il faut l’entendre littéra-
lement. Dans le roman de Margaret Atwood,
l’attentat fomenté par Crake vise à débarrasser
la Terre de l’humanité et à la laisser aux Cra-
kers, qui sont des humains génétiquement
modifiés pour ne pas tomber dans les travers
auxquels Crake attribue l’état désastreux du
monde. Pour que son plan réussisse, il doit
faire le sacrifice de sa propre vie et renoncer
à le voir s’accomplir. Mais je ne parle pas de
sacrifice uniquement en ce sens : pour rompre
avec la domination du capital et de la techni-
que, il faut aussi repenser la dimension sa-
crale du monde, reconsidérer le sacré, ce qui
implique d’oser tourner la violence contre soi-
même, comme on le voit bien dans le théâtre
du dramaturge britannique Edward Bond.
Cela permettra de créer d’autres récits collec-
tifs et un monde nouveau.
Beaucoup de militants écologistes plai-
dent pour l’invention d’un nouveau récit
collectif. Comment mobiliser ces fictions
pour agir dans notre présent?
Les jeunes militants qui appartiennent à des
mouvements radicaux comme Extinction
Rebellion (XR) lisent beaucoup de fictions
d’apocalypse. Ils se trouvent ainsi dans le
même mouvement d’idées que la fiction,
dans la mesure où ils voient bien se produire
la fin de notre monde. Evidemment, ces livres
ne prétendent pas donner de leçon directe-
ment transposable dans la réalité, contraire-
ment à ce que font dans leurs essais des pen-
seurs et des militants comme Dominique
Bourg, Cyril Dion ou Pablo Servigne. Entre
leurs essais et ces fictions, il y a deux ma-
nières parallèles de penser l’action, sans
doute complémentaires: pour reprendre une
phrase de Joseph Conrad, le savant s’adresse
à notre raison et donc à notre crédulité, tandis
que l’écrivain parle à notre solidarité avec le
genre humain et à notre sens de la pitié. Si
nous nous laissons porter par ces deux regis-
tres, peut-être serons-nous plus à même de
penser un futur différent.
La fiction semble parfois devancer les ap-
ports de la recherche, par exemple à pro-
pos de l’anthropocène...
La notion d’anthropocène a été conceptuali-
sée au début des années 2000 pour désigner
l’influence humaine sur les grands mécanis-
mes géophysiques et climatiques de la pla-
nète. Or le constat de cet impact de nos socié-
tés sur leur environnement remonte à au
moins deux cents ans, avec les débuts de la Ré-
volution industrielle : dès avant 1800, on ob-

IDÉES/


DÉTOURS PAR LA FICTION (5/5)


Et si un film, un roman ou un tableau nous aidaient
à mieux comprendre un concept, une époque
ou un projet de recherche? Tout l’été, intellectuels
et scientifiques partagent leur goût pour une œuvre
fictionnelle qu’ils ont analysée sous toutes les coutures.

20 u Libération Samedi^17 et Dimanche^18 Août^2019

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