liber170819

(Brent) #1
serve des révoltes populaires contre des ma-
nufactures qui abîment les milieux naturels,
contre ce qu’on pourrait appeler la privatisa-
tion d’espaces d’où les communautés tiraient
leurs ressources. L’historiographie a long-
temps négligé ces critiques que l’on trouve
aussi dans la fiction. En 1804, Jean-Baptiste
Cousin de Grainville écrit un roman intitulé
–lui aussi–le Dernier Homme, qui raconte
comment Omégare, né après une longue pé-
riode de stérilité qui a dépeuplé la terre, se voit
intimer par Dieu de renoncer à son amour, et
donc à procréer, pour que l’espèce humaine
s’éteigne enfin. L’auteur rend responsable de
la fin du monde l’entreprise technoscientifi-
que des Lumières. On peut le lire comme un
roman réactionnaire dans lequel Dieu punit
les hommes de leurs péchés, mais aussi
comme une façon de pointer la responsabilité
de l’industrie dans la perturbation des cycles
naturelsduglobe,caractéristiquesdel’anthro-
pocène. De plus, contrairement à ce que peut
laisser entendre ce concept, Cousin de Grain-
ville veille à ne jamais désigner l’espèce hu-
maine dans son entièreté comme coupable.
C’est le fait de réduire
l’action humaine à la
technique qui provo-
que la catastrophe.
Science et fiction
semblent aujour-
d’hui avancer en-
semble sur la ques-
tion des liens qui
unissent humains
et non-humains...
L’idée que les hu-
mains ne sont pas les
seuls dans le monde
prend une significa-
tion nouvelle depuis
environ deux décen-
nies : beaucoup de
chercheurs et de ju-
ristes appellent à
créer des collectifs avec des robots, des cy-
borgs, des animaux, des plantes ou des riviè-
res, en leur conférant des droits, pour affir-
mer l’interdépendance entre toutes ces
entités, garante de notre survie collective. Les
auteurs de fictions se sont saisis de cette
question au même moment. Margaret
Atwood est là encore un bon exemple, notam-
ment avec les personnages de Crakers. Leur
créateur, en bon positiviste, voulait les rendre
inoffensifs grâce au génie génétique: il les a
conçus végétariens pour qu’ils ne chassent
pas et soient dépourvus d’agressivité. Mais la
suite de l’histoire va déjouer ses plans: ils évo-
luent d’une manière que leur créateur ne
pouvait pas anticiper et bâtissent une histoire
liée à celle des humains qui ont finalement
survécu. On pourrait y voir la certitude que
tout va recommencer, et que les Crakers com-
mettront les mêmes erreurs que les humains.
Sauf qu’ils inventent non seulement une fa-
çon de cohabiter avec les hommes, mais aussi
avec d’autres espèces animales dont ils par-
viennent à traduire le langage. On voit ainsi
apparaître un élément important de l’utopie
qui naît après l’apocalypse: l’idée que l’on
peut réinventer quelque chose de positif en
étendant la sphère du droit aux non-hu-
mains, c’est-à-dire en reconnaissant pleine-
ment le droit des autres espèces à exister.•

JEAN-PAUL
ENGÉLIBERT
FABULER LA FIN
DU MONDE
La Découverte,
250 pp., 20€ €.

Libération Samedi 17 et Dimanche 18 Août 2019 http://www.liberation.fr ffacebook.com/liberation t@libe u 21

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