liber170819

(Brent) #1

LOCARNO


Baptêmes


du jeu


Sur les écrans de la 72eédition


du festival suisse, nombre de


beaux films ont pris pour héros


des acteurs novices, à la fois


personnages et sujets vivants,


offrant aux fictions des morceaux


rejoués de leurs existences.


L’


orage est passé avec fureur
sur Locarno, son festival in-
ternational du film qui
décernera ses prix samedi, ses
échoppes aux vitrines repeintes
ad nauseam de motifs léopard, ses
baigneurs et sa peuplade de cinéphi-
les détrempés sous intense perfu-
sion d’images fortes. Et si le lac Ma-
jeur sera contre toute attente
demeuré sagement dans son lit


  • surpris par la brutalité de l’ondée,
    on se voyait pourtant déjà rallier
    l’hôtel en pédalo –, ce sont les films
    qui, eux, ne cessent de déborder les
    cases, les cadres et même la toile.
    Etrange syndrome de la vie festiva-
    lière, éprouvé lors de cette 72eédi-
    tion du festival suisse comme rare-
    ment auparavant : on a beau
    s’exfiltrer de temps à autre des salles
    de projo, on finit toujours par recroi-
    ser, accoudé au bar ou le nez dans un
    bol de gnocchi, quelque personnage
    directement prélevé dans les plans
    ou les plis d’un film vu la veille, qui
    paraît alors surgi de l’écran sans
    avoir pris la peine de se changer en-
    tre-temps. Mais, comment, cet esco-
    griffe roumain en simili-pyjama
    pailleté ou ce gaillard intense, œil
    bandé et dreads en cascades super-
    bes, habiteraient de plain-pied le
    même monde, et ne seraient donc
    pas pures chimères costumées par
    les besoins d’une fable?
    Singulièrement, ces êtres qui por-
    tent et prolongent le présent de
    films nés de leurs vies propres sem-
    blent à tort ou à raison aller et venir
    partout à leur aise sans avoir à se
    transfigurer – à l’image comme au
    dehors, dans une comédie de
    mœurs serbo-roumaine (l’alerte
    autofictionIvana the Terrible,
    d’Ivana Mladenovic), un ghetto lis-
    boète ou les rues de Locarno. Sur-
    tout, tous ont cela en partage de se
    présenter à nous par l’entremise de
    récits rivés à l’ultracontemporaine
    question du déracinement, de l’exil,
    de l’enlèvement contraint à un lieu,
    ou à un âge, où les uns et les autres
    pouvaient se croire arrivés chez eux
    plutôt que de passage. Et tous ces
    films qu’ils habitent, parmi les plus
    marquants du festival 2019, pour-
    tant porteurs du label «fiction»

  • pour ce que vaut encore cette
    vieille lune – et attifés des artifices
    que cela suppose, embarquent ainsi
    à leur bord des acteurs entraînés
    par aucun conservatoire, puisque
    c’est leur existence même qui les
    exerce depuis longtemps à leur co-
    médie humaine particulière, proje-
    tée à l’écran, puis trimbalée sur les
    scènes de festivals. Comme s’il fal-
    lait, pour incarner pareille condi-


tion d’arrachement à soi ou à chez
soi, littéralement injouable, avoir
composé avec elle au point d’en
porter les leçons et les affects en sa
mémoire ou sa chair, prêts à être li-
vrés, rejoués pour la caméra –et cel-
le-ci ne saurait se trouver plus noble
vocation en retour que de déjouer
tout ce que les existences de ces
néoacteurs supposent de fatalités,
d’injonctions à l’ombre. A eux la lu-
mière – sale temps pour les pros.

PEINTRE
Il y a longtemps, plusieurs décen-
nies déjà, que Pedro Costa a re-
noncé à l’économie usuelle de la
production de cinéma pour tra-
vailler en peintre, accompagné
d’une équipe restreinte à quelques
collaborateurs fidèles(«Des gens qui
ne sont pas des super-héros de la
chose, si bien qu’il faut beaucoup de
temps, de travail, et de bagarre»),
avec pour matière première des in-
dividus devenus des amis, des com-

pagnons et un livre ouvert où puiser
les paysages mentaux ou vécus pa-
tiemment reproduits sur sa toile. Ce
fut la Vanda deDans la chambre
de Vanda(2000), puis le Ventura
d’En avant jeunesse !(2005) etCa-
valo Dinheiro(2014, léopard d’ar-
gent à Locarno). Ventura que l’on
retrouve dans sa somptueuse der-
nière réalisation, d’une magnitude
sans équivalent à Locarno cette an-
née :Vitalina Varela,dont le titre
est aussi le nom de l’immense hé-
roïne, apparition déjà inoubliable
du film précédent, en laquelle Costa
a trouvé un nouveau«miroir de pa-
tience»,un absolu de majesté et
d’obstination.
«C’est un film fait et tourné par cinq
personnes, mais il doit tout à Vita-
lina, c’est elle qui l’a écrit, elle qui
joue,a déclaré le cinéaste en préam-
bule.J’étais à son service, j’ai essayé
de voir de quoi elle voulait parler.
Quand on tournait, presque tous les
jours pendant presque un an, je la ra-

menais vers ce cauchemar et c’est elle
qui tous les jours allait un peu plus
profond.»En l’espèce, le destin
d’une de ces femmes du Cap-Vert
dont les maris partirent trop long-
temps travailler trop loin, dans les
faubourgs du continent européen,
et qui les auront oubliées en route.
L’ironie tragique sur laquelle s’édifie
le film veut que l’époux de Vitalina
soit mort trois jours avant qu’elle ne
le rejoigne enfin, accueillie pieds nus
et ruisselants sur le tarmac d’un aé-
roport où la vision surréaliste d’un
chœur-sororité d’ouvrières ménagè-
res lui assène qu’il n’y a rien pour
elle en ce pays, sinon la défection de
cet amour qui l’a de longue date
abandonnée et un quartier de mai-
sons en ruines, guettées par l’effon-
drement et grandes ouvertes aux
deuils vagabonds. Parmi lesquelles
celle du défunt, où elle s’installe
comme pour solder ses comptes
avec le fantôme, puis fraie avec un
homme de foi aux mains agitées et
à la prêtrise défaillante qui a les
traits de Ventura, pour se livrer en-
semble mais toujours seuls à l’inven-
taire chuchoté de tout ce que l’obs-
curité a englouti. Manière de
spin-off deCavalo Dinheiro,le film
en prolonge naturellement les clairs-
obscurs hantés où le jour tarde à ad-
venir, sculptés dans un univers de ci-
ment et d’amour maudits, ainsi que
les vieilles salles, coursives et toilet-
tes d’un cinéma détruit tenant lieu
de paroisse en déshérence. Mais ces

visions zombies à la poésie de gravu-
res funèbre, dont les reliefs quasi
abstraits évoquent aussi volontiers
les cauchemars et visions enténé-
brées d’un David Lynch ou d’un Bill
Henson que de Jacques Tourneur,
paraissent cette fois moins irrévoca-
blement inhospitalières, bruissant
souvent de la rumeur d’une vie peut-
être meilleure, ou plus pleine, qui se
jouerait en bordure de cet inter-
monde de douleurs. Et celui-ci se
colore même çà et là d’une note inat-
tendue de burlesque, jusqu’à ce que
s’infiltre ultimement la lueur d’un
idéalisme endeuillé que l’on aurait
pu croire à jamais éteinte en pa-
reille sublime traversée d’abîmes
intérieurs.

GANGSTER
Le film de Pedro Costa s’ouvre par
une procession funèbre le long de
l’un de ces cimetières où reposent,
échouées, les destinées de migra-
tions postcoloniales, et c’est aussi
par une telle scène que s’achève le
second long métrage de Basil da
Cunha, jeune cinéaste luso-suisse,
qui a édifié depuis une dizaine d’an-
nées la fabrique vivante de ses films
dans le quartier déshérité de Rebo-
leira, terminus noir d’une ligne du
métro lisboète. Mais tandis que les
films de Costa acheminent leur hu-
manité vers l’abstraction d’un
cinéma de statues vibrantes et de
fantômes, ceux de Da Cunha con-
servent une armature sociologique

Par
JULIEN GESTER
Envoyé spécial à Locarno

CINÉMA/


24 u Libération Samedi^17 et Dimanche^18 Août^2019

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