liber170819

(Brent) #1

plus apparente et lorgnent un peu
plus à chaque fois la fiction gang-
ster.O Fim do Mundorelate le retour
au quartier, en voie d’être détruit,
d’un garçon taiseux à l’œil plein de
fièvre, revenu de huit ans d’incarcé-
ration, qui retrouve là vieux caïds
méfiants, amis d’enfance fulminant
d’ambitions délictueuses et bris de
familles recomposées jusqu’à en de-
venir indéchiffrables. Et, alors qu’à
ce jour la méthode du cinéaste ac-
couchait d’objets frustrants, empê-
trés dans des facilités d’écriture, ce
conte social amoral tout de jours
coupants et de nuits orange appa-
raît de loin son plus accompli: on
n’a jamais été si près de trouver le
film aussi saisissant que le proces-
sus qui en a accouché, bien que
quelque chose dans le maniement
d’archétypes et clichés du genre
achoppe encore parfois ici, et l’em-
pêche ainsi d’égaler la plénitude or-
ganique d’unShéhérazadeet son
Marseille marlou, dont il est pour-
tant le plus proche cousin lusita-
nien que l’on puisse se figurer.
Que les habitants de Reboleira se
trouvent peu à peu évincés de force
de leurs logis, et la proximité que
l’on devine entre les personnages et
les bons acteurs débutants qui les
incarnent, tout cela apparente aussi
O Fim do Mundoà l’une des révéla-
tions de la compétition internatio-
nale:The Last Black Man in San
Francisco,première réalisation du
novice Joe Talbot, entouré d’une


troupe d’acteurs et collaborateurs
guère plus expérimentés. A travers
l’histoire de son protagoniste Jim-
mie Fails, qui est aussi presque
exactement celle du jeune homme
du même nom à l’image, le film dé-
peint sur le mode coloré de la fable
les effets de dépossession et d’évic-
tion systémique des classes popu-
laires, notamment afro-américai-
nes, de quartiers de San Francisco
en proie à la gentrification. Ce dont
résultent rancœurs et fascinations
quasi mythologiques pour les an-

ciens lieux de vie et de mémoire
auxquels le héros comme les siens
se trouvent rendus étrangers mal-
gré eux. Si l’on pouvait craindre
d’abord une énième rengaine cali-
brée pour les acclamations de Sun-
dance et les nominations, par delà
ses manières pimpantes et appli-
quées, il règne dansThe Last Black
Man in San Franciscoun principe
puissant et radical de douceur ja-
mais frelatée, qui baigne aussi bien
le portrait de l’amitié incondition-
nelle entre Jimmie et un aspirant

dramaturge, en miroir de celui de la
ville et ses excentricités, que l’éton-
nant tournant réflexif pris par le
film dans son dernier acte.
A Lisbonne encore –car le festival
n’a eu de cesse de démontrer à nou-
veau la profusion d’inspirations et
de talents du cinéma portugais–,
une autre forme de relégation plane
sur le personnage du très beau
Technobossde João Nicolau, sexa-
génaire roué, expert en surveillance
et domotique, que menacent le sen-
timent d’obsolescence, l’ennui et les

regrets à l’orée d’une retraite forcée.
Avec une délicatesse exquise, à la
mesure du déjà superbeJohn From
(consacré quant à lui à d’autres
mues, adolescentes), le film dépeint
cette transition contrainte par l’en-
tremise d’une foule d’espaces inter-
médiaires et phases de transit (cou-
loirs, aires d’autoroutes et trajets
automobiles) enchantés par le re-
cours au chanté. Comédie romanti-
que tardive et opérette de la prére-
traite, ainsi abstrait-il à la fatalité du
social-réalisme gris un récit où il est
pourtant abondamment question,
sur un mode farceur, de«domaine
de la sécurité en plein essor»et de
«flexibilisation des normes».Mais le
film a surtout la grandeur de laisser
son personnage, bouleversant, dé-
border son dispositif de papier mâ-
ché, ses facéties et ses ensorceleu-
ses comptines, si bien qu’à la sortie
de la projection, on a vu une specta-
trice interloquée lancer à l’équipe:
«Attendez, si j’ai bien compris, l’ac-
teur n’est pas un acteur? Wow !»
Et Miguel Lobo Antunes, comédien
principal et débutant à 71 ans, de
rétorquer :«Eh non, pas acteur,
pas chanteur : je suis retraité, je
m’ennuie !»

AIDES DOMESTIQUES
Mais enfin, inversant les polarités
de toutes ces fictions documentées
au corps défendant de leurs héros,
l’essai le plus vertigineux du festival
sur l’expérience et son double est un
documentaire traversé de quasi-fic-
tion d’anticipation:Overseas,de la
Française d’origine coréenne Yoon
Sung-a, qui a suivi les préliminaires
à l’exil d’un groupe de femmes
philippines, vouées comme quel-
que 200000 de leurs compatriotes
chaque année à aller exercer, via
agence, des fonctions d’aides do-
mestiques sous-payées en de loin-
tains pays et des foyers à l’huma-
nisme très aléatoire. En attendant
de suivre cette voie de travailleuses
expatriées qualifiées d’«héroïnes de
la nation»par le sympathique pré-
sident Rodrigo Duterte, trop en-
chanté que des capitaux étrangers
ainsi grappillés en récurant des toi-
lettes saoudiennes ou hongkongai-
ses irriguent l’économie nationale,
les aspirantes passent par le sas de
centres de formation où on les fami-
liarise aussi bien aux tâches ména-
gères qu’aux vexations et violences
qu’elles ne manqueront pas de
subir. Dans des séquences troublan-
tes, celles qui ont déjà connu ces
expériences d’objectification à
l’étranger mènent ainsi des ateliers
où elles jouent en costumes et posti-
ches des patronnes abusives,
jusqu’à faire jaillir des larmes qui
ne sont que la préfiguration de
celles à venir.•

The Last Black Man in San Francisco,de Joe Talbot.PHOTO A24 FILMS

Vitalina Varela
dans le superbe
film de Pedro
Costa qui porte
son nom.PHOTO
OPTEC FILMES

Libération Samedi 17 et Dimanche 18 Août 2019 http://www.liberation.fr ffacebook.com/liberation t@libe u 25

Free download pdf