liber170819

(Brent) #1

II u Libération Samedi^17 et Dimanche^18 Août^2019


B


ourvil a le nez fatigué. Il
est tordu, maigre et de
vieille souche: celle d’un
pommier vibrant dans
une lumière légère, soudain abattu
par l’orage. On sent des odeurs
d’herbe, de bouse, de cidre. En 1969,
un an avant sa mort à 53 ans, il dit à
la télé:«Je joue avec mon nez. C’est
pour ça qu’il est fatigué.»Comme
souvent, il renverse la marionnette
qu’il a fabriquée. La voix est haute,
délicate, précise, un oiseau posé
dans un champ. Cet instrument de
précision permet au virtuose la
mise à distance et la variation des
registres. Il est porté par un regard
clair, mouillé d’ironie et de tristesse,
capable du meilleur et du pire. Le
clown est d’une simplicité raffinée,
intelligente. Il sait de quelles grima-
ces les rires et les sourires sont faits.
Il est le meilleur du peuple d’alors,
allègre, boute-en-train, subtil,
ferme, pudique, obstiné, modeste,
bon gars, bon vivant, pas vulgaire,
pas dupe, pas ramenard, pas gueu-
lard, se méfiant des pouvoirs et peu
enclin aux honneurs: le talent re-
joint le naturel.
Tels Candide et Pangloss, entre
tournages et tournées, il cultive en
Normandie et en famille (une
femme, deux fils, pas de publicité
intime) son jardin rempli de roses:
«C’est un passe-temps agréable. C’est
moi qui tonds les pelouses, qui taille

les rosiers. Je taille aussi la haie, une
haie de troènes. Je suis outillé. J’ha-
bite à côté de Veules-les-Roses, près
de Saint-Valery-en-Caux. J’ai été
élevé à Bourville, j’y suis resté jus-
qu’à 17 ans. J’ai vécu comme l’oiseau
sur la branche, dans la nature. Je
n’aimais pas l’internat.»

Du faux ahuri au
Français moyen
Bourvil a diverti les banquets, hanté
les cabarets. Il a rêvé d’être Fernan-
del. Il aurait aimé jouer dansla Va-
che et le Prisonnier. Il relaie l’acteur
du Sud par le Nord-Ouest, sans l’ac-
cent, tout aussi paysan. Plus que de
Giono et Pagnol, il est fils de Mau-
passant. Il a joué en 1950leRosier de
Madame Husson, adapté... par Pa-
gnol d’une nouvelle de l’écrivain
normand. Dans une version de 1932,
Fernandel tenait le rôle de ce pay-
san naïf, vierge, qu’un prix de vertu
va enrichir et aussitôt conduire au
vice. Bourvil est une étoile lente,
méticuleuse, qui accompagne le
changement de société. Il vient de
loin, il meurt tout près, en plein
exode rural, à l’orée d’une extrava-
gante accélération des techniques,
des migrations et du temps. La ma-
ladie éteint sa carrière, que l’enchaî-
nement panique des nouvelles va-
gues et des carrières sans cesse
promues aurait peut-être recou-
verte et noyée. C’est la star d’une
France disparue.
Tandis qu’il parle au journaliste de
son nez, il sait qu’il a un cancer de

la moelle osseuse, qu’il est foutu. Il
souffre terriblement du dos. Son
avant-dernier film,le Cercle rouge,
sortira un mois après sa mort. Au
générique, il apparaît sous le nom
d’André Bourvil. En lui rendant son
prénom, Jean-Pierre Melville lui ôte
le masque comique que signifiait ce
pseudonyme, Bourvil. De son vrai
nom André Raimbourg, il l’avait
choisi après la guerre, en s’inspirant
du village où il a grandi. Bourville
est devenu Bourvil, c’est plus viril.
Dansle Cercle rouge, il est le com-
missaire Mattei, subtil et implaca-
ble misanthrope, célibataire, veuf
peut-être, qui chasse le truand,
nourrit ses chats mais aucune illu-
sion. Il est le centre de gravité du
film, l’arme accablée du destin des
autres. Melville voulait d’abord Lino
Ventura pour le rôle. Après le tour-
nage, il explique à ceux qui n’ont
pas encore vu le film:«André Bour-
vil est un grand acteur, l’un des plus
grands acteurs français, mais ce
n’est pas, a priori, un acteur mel-
villien. Je trouve qu’il a accompli
une belle performance dansle Cercle
rougeet je le dis d’autant plus con-
vaincu que je viens de revoir le film
sur ma table de montage : il y a des
moments où il est absolument boule-
versant. Il apporte à mon histoire un
élément d’humanité que je n’avais
pas imaginé et que n’aurait pas ap-
porté Lino Ventura. Lino Ventura
aurait joué “le commissaire” et il n’y
aurait pas eu de vraies surprises,
tandis qu’avec André Bour-

Par
PHILIPPE LANÇON

ÉTÉ / LABEL ÉTOILR/ LABEL ÉTOILE


Bourvil,


le rigolo


à fleur de peau


On retient de lui ses rôles comiques et son air candide.


Incarnation de la France d’après-guerre,


André Raimbourg a pourtant su emprunter


à tous les registres, entre amuseur du peuple


et artiste mélancolique.


lll

En décembre 1946,
à Paris.PHOTO BORIS
LIPNITZKI. ROGER-
VIOLLET
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